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Anne-Cécile Huprelle, Le diable (Coll. Petite Bibliothèque des Spiritualités, Plon: Paris, 2007.) 13 € ,125 pages, ISBN-10: 2259203701/ 13: 978-2259203708 – Caroline Bélan-Ménagier, Université François Rabelais, Tours.

        D’aucuns affirmeront que « c’est la taille qui compte » ; pourtant, Le diable, d’Anne-Cécile Huprelle, est un tout petit livre : 125 pages, bibliographie incluse, un format de poche (19x14 cm). Mais voilà, ce petit livre fait montre d’une grande vertu : la pédagogie. Expliquer l’inexplicable, sortir de l’ombre ce personnage « fourbe, amoral, et tentateur » [4], chercher, hier et aujourd’hui, la moindre petite trace de démon.
Car le diable, qu’on se le dise, est de retour. Des séries télévisées (Reaper en 2007 pour la plus récente) au cinéma (Ghost Rider, en 2007 ou une brève apparition dans Max Payne l’an dernier), du look gothique aux sectes sataniques, le diable revient en force aujourd’hui comme protagoniste de notre culture populaire occidentale, preuve peut-être que l’homme, bien qu’il ait rejeté Dieu, n’a pas complètement réussi à se libérer de la religion et de ce personnage qui incarne les peurs de notre société, voire la peur.
        Dans son livre, Anne-Cécile Huprelle retrace non seulement l’histoire du diable mais surtout « l’histoire des mentalités » [5]. L’auteur cherche en effet à nous offrir une vision globale du diable, de ses origines à la place prépondérante qu’il occupe depuis toujours, tout en évoquant l’évolution de ses représentations. Après une première partie centrée sur la figure du Mal, du diable et autres démons qui hantent les religions, l’auteur s’attache à nous présenter l’évolution chronologique de la figure diabolique, du XIe au XXe siècle. Si le diable a pris de multiples visages, démontre Anne-Cécile Huprelle, c’est à cause de « l’utilisation » [53] que les hommes ont voulu faire de lui : le diable de l’an mille, par exemple, incarne le désordre dans un contexte de perte de rigueur monastique, ou lorsque l’Eglise cherche à « témoigner d’un modèle chrétien en essor » et de l’importance du salut dans la société médiévale [55]. Ce diable, donc, « s’invite dans les cellules des frères » [56] et devient, parallèlement, un personnage plus sombre, dont la particularité, les tympans de nos églises romanes le montrent admirablement, est d’essayer par tous les moyens d’empêcher les âmes d’atteindre le paradis. Puis Anne-Cécile Huprelle s’attaque aux sorcières et aux femmes (suppôts de Satan s’il en est), aux XVe et XVIIe siècles. Mais c’est du XVIIIe au XXe siècle que Satan « s’éclate » [81], raconte-t-elle , disséqué par les philosophes des Lumières, mis en scène par Lesage (le Diable Boiteux, 1707) et Cazotte (le Diable Amoureux, 1883), pour devenir, au XIXe siècle, un héros romantique, alter ego de l’homme : « Dans une humanisation progressive du diable, ces deux créatures sont rapprochées pour mettre en évidence la défaillance de la création. Les intentions de Dieu sont-elles vraiment bonnes? En transposant la révolte de Lucifer dans celle des hommes, la déchéance de l’un dans l’aliénation des autres, Satan n’est plus synonyme de mal, mais source de liberté » [88]. Ainsi Anne-Cécile Huprelle montre-t-elle la manière dont les hommes en général, et l’art en particulier, se sont saisi de la figure diabolique pour exprimer les angoisses et les peurs, mais aussi les espoirs, d’une société en évolution et en révolution qui ne trouve plus nécessairement de réponse dans l’unique figure de Dieu. La dernière partie du livre est intitulée « Le retour du diable aujourd’hui » [104]. L’auteur y évoque, dans le désordre, Marilyn Manson, la culture gothique, la musique métal, les sectes sataniques ainsi que la possession et l’exorcisme qui reviennent, semble-t-il, à la mode.
         Ces deux parties sont intéressantes et l’on y retrouve des éléments et des thématiques abordés dans d’autres ouvrages généraux sur le diable (tels que Forestier, Julie. Anges et démons dans l’univers bibliques. Paris : E.J.L, 2006 ou Centini, Massimo. L’Ange déchu, histories, rites, cérémonies: le diable dans la religion, l’histoire, l’art, les traditions populaires et la société. Paris : De Vecchi, 2004). C’est donc plutôt la première partie qui est réellement originale et utile dans l’ouvrage d’Anne-Cécile Huprelle, car elle lie habilement la figure de Satan aux contextes historique et théologique dans lequel elle s’est construite. Après avoir développé le lien qui existe entre le diable et le Mal, puis celui qui unit le diable aux religions monothéistes, Hurprelle articule son discours autour des contextes historiques dans lesquels le diable a évolué et c’est précisément ce qui est passionnant. Pour elle, chaque apparition ou transformation du diable est liée à un évènement précis : « Produit du croisement des conceptions orientales, le diable est né au cours des déplacements du peuple juif ou des occupations successives de son territoire. Ces données ne peuvent que justifier les évolutions, les ruptures et parfois les contradictions d’une conception du mal à une autre. » [8] Les déplacements du peuple élu, rajoute-telle, ont métissé la figure du mal. L’on comprend mieux les hybridations parfois surprenantes qu’a subi le Malin et l’éloignement que l’on perçoit entre la figure du diable « traditionnelle », telle qu’on la phantasme, et un diable toujours « mouvant », changeant, et qui n’est réellement et historiquement, en fait, que le fruit de croisements religieux et civilisationnels. Prenons, par exemple, l’influence babylonienne, qui reste prépondérante. Huprelle cite, entre autres, l’exil babylonien, qui invite la figure diabolique :
         Lorsque le royaume de Juda est conquis en -587, par les Babyloniens, une partie de sa population est déportée à Babylone, l’actuel Irak. Les Judéens ont tout perdu : terre, roi et temple, le lieu symbolique d’une unité spirituelle. Il ne leur reste plus que leur religion, celle du Dieu unique. Le diable se glisse donc dans cette brèche. La question du mal et de l’absurdité des souffrances ne s’est jamais autant posée qu’à cette époque. Les Judéens tentent de trouver une logique à cette rupture et une légitimité à l’autorité écrasante des peuples ennemis. [11-2]
         Parallèlement, la religion mazdéenne s’en mêle, alors que l’angélologie prend de l’ampleur : ces courants confluent pour offrir des réponses aux juifs sur les possibles origines de leur souffrance et sur le sentiment d’avoir été abandonné par Dieu qui les envahit : «[Satan] devient un être à part. D’autant plus redoutable qu’on ne l’avait, jusqu’alors jamais soupçonné. Sous l’influence du dualisme de la religion mazdéenne, il devient évident que le mal est insufflé par Satan. Mais alors qui est-il pour que Dieu le laisse agir? » [12] Le diable, et c’est sûrement là sa force et la raison de sa longue existence, est donc utile socialement et, finalement, a vraiment réponse à tout…
         Le livre d’Anne-Cécile Huprelle est étonamment clair, elle revient sur toutes les religions qui se sont posé, à un moment ou à un autre, la question du Mal et de ses origines. De la Torah aux djinns, des écrits apocryphes aux religions Assyriennes, Anne-Cécile Huprelle met en évidence les métamorphoses, transfigurations et quelquefois même les transvestissements qu’ont connu les légions de démons et leur général au cours de l’histoire des religions et des peuples, « chaque communauté l’interprèt[ant] selon sa perception et son aspiration propres. » [17]. C’est un ouvrage de référence passionnant.

© 2009 Caroline Bélan-Ménagier & GRAAT On-Line