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James Bridle - Un nouvel âge de ténèbres, La technologie et la fin du futur (traduit de l'anglais par Benjamin Saltel, Paris : Éditions Allia, 2022). 20 euros, 320 pages, ISBN 979-10-304-1522-3 - Bruno Hueber - Université de Tours.

Nous ne connaissons tous que trop bien ce qu'il en est de la mythologie des nouvelles technologies. Car nous tous, enfants ou adultes, riches ou pauvres, les puissants comme les humbles, sommes livrés à la propagande sirupeuse, insinuante et sidérante des GAFAM. Cette dernière est souvent appuyée ou relayée, de fait, par les pouvoirs politiques et financiers, chacun sachant extraire ses propres bénéfices de la possibilité de la surveillance massive des populations, de la soumission jusqu'à l'addiction de celles-ci aux écrans et à leurs contenus, et de l'adhésion de presque tous à une forme de "pensée" qui n'est que l'art de traiter, de triturer ou de trafiquer indéfiniment des data.

Car ce n'est seulement notre activité professionnelle qui nous asservit à cette technologie, mais aussi bien notre vie privée, notre façon de concevoir les relations humaines, de les "gérer", et de construire nos projets collectifs ou politiques. Le numérique façonne nos moeurs, c'est-à-dire nos idées, nos désirs, la manière de nous saisir comme sujet volontaire, jusqu'à notre affectivité elle-même. Par exemple en nous habituant, par la médiation des moniteurs, à contempler à distance, mais continument et sans hiérarchie aucune, les contenus les plus changeants et les plus différents, obscènes ou sublimes, quotidiens ou tragiques - anesthésiant notre sensibilité en situation de réelle "présence". En laissant entendre aussi que ce qui n'est pas résoluble en algorithmes n'existe tout simplement pas. En susurrant enfin que nous n'aurions là que des outils qui sont à même d'achever et de parfaire notre humanité et nos sociétés, dès lors que nous leur accordons suffisamment notre confiance.

Dans cet ouvrage de l'éditeur, artiste et écrivain James Bridle, né en 1980, il est question de "pensée computationnelle", d'hyper-objets [90-91, 93, 229, 237], de Facebook, de YouTube, d'Amazon et d'Uber [136-143], d'encodage, de réchauffement climatique et de turbulences atmosphériques [81-86], de programmes de surveillance globale totalitaire [157, 207-213], de loi de Moore ([100], de loi d'Eroom [104], de complotisme [243-252], d'algorithmes, et de profit derrière les algorithmes [136-145], de reconnaissance faciale, de data centers et de data dredging [110], de trading à haute fréquence [127-134], de la valeur de la courbe de Kuznets [135-136], du profit et du capitalisme neurocognitif, d'accroissement bien sûr des inégalités, ainsi que de l'effondrement de l'État-Nation ou de l'état psychique des jeunes [156-157]. Au point, une fois refermé l'ouvrage, d'être gagné par le sentiment d'avoir eu sous les yeux, au fil des pages, une possible cartographie de notre hyper-modernité, sèche, complexe, agressive aussi, opaque et rhizomatique, et dont nous aurons toujours le plus grand mal, pour nous vouloir rigoureux, à former une vision synoptique rassurante.

Un livre de combat, donc. Mais bien que visant à en finir avec une certaine idéologie du progrès, il ne s'agit aucunement pour l'auteur de se replier dans une quelconque nostalgie passéiste, résignation apocalyptique, ou pathologie conspirationniste, ou du moins désignée comme telle. La seule question qui vaille est seulement de savoir ce que nous pouvons faire, ce que nous devons savoir et comprendre, ce que nous devons accepter parfois, selon Bridle, de ne pas comprendre, afin, pour reprendre la formule de H. P. Lovecraft (1890-1937) [20, 293], de nous opposer à ce nouvel âge de ténèbres. Il ne sera pas question de dystopie, il est question de notre monde d'aujourd'hui. À peu près. L'ouvrage, rappelons-le, parut d'abord, en anglais, aux éditions Verso à Londres, en 2018. Nulle allusion donc, ici, à la crise du COVID-19, à son origine, sa gestion et à ses retombées très diverses, non plus qu'aux échos de The Great Reset de Klaus Schwab et Thierry Malleret, paru en juillet 2020. Il est vrai que depuis la publication de l'ouvrage les termes de complotisme ou de conspirationnisme qui le traversent ont connu une inflation non négligeable, devenant l'anathème aussi chic et choc que répandu, paresseux et complaisant pour discréditer les théories les plus diverses, des affirmations les plus loufoques aux interrogations les plus légitimes, dès lors que ces dernières refusent de s'en tenir à la communication "autorisée" de ceux qui sont interpellés. Or, personne n'ignore combien l'amalgame et les stigmatisations en "isme" ne sont jamais un signe de véritable santé de l'espace public.

Mais n'est-il pas inutile d'exposer dès à présent la trame conceptuelle critique sur laquelle court (de façon certes parfois quelque peu erratique) le propos de Bridle : une trame qui ne laisse pas de nous faire songer à une mise à jour volontariste de l'oeuvre de Gunther Anders (1902-1992), sans que celui-ci ne soit au demeurant jamais nommé. Un auteur incontournable, cependant, faisant du totalitarisme non pas avant tout, à l'instar de Hannah Arendt (1906-1975) un dérapage politique, mais la rançon ni plus ni moins inévitable du développement des sociétés technologiques, démocratiques ou pas. Peu importe. Quels sont donc les fondamentaux d'une telle déconstruction du mythe technologique, que l'on pourrait décanter à partir de ce livre de Bridle ?

Premièrement, les ordinateurs, Internet, les algorithmes, le réseau, ne sont pas des outils à notre disposition, destinés à servir nos projets. Et cela pour une raison assez simple : c'est que ce fabuleux "outil" qui prolongerait la main, la volonté et l'esprit d'un homme, sans aucun feed-back, sans effet en retour sur celui qui l'utilise, n'existe tout simplement pas ; et ne peut exister. C'est un fantasme, une marque de naïveté ou un slogan, rien d'autre. En vérité, tout outil marque celui qui l'emploie, et l'usage signifie toujours le façonnage de l'utilisateur par celui-là. Nos mains, nos muscles, notre ossature, nos sens, notre esprit, et nos nerfs sont toujours "marqués" par nos outils, qu'il s'agisse d'une faux, d'un boulier, d'un cordage ou d'un clavier d'ordinateur. Et le bilan de cette inscription constitue la preuve que l'usage d'un outil n'est jamais "innocent" pour celui qui l'emploie. La médecine du travail ne le sait d'ailleurs que trop. Du faucheur, de l'ingénieur ou du marin, jusqu'au livreur à vélo, à l'enseignant ou au pilote de drone, chaque métier a ses outils et des pathologies spécifiques qui leur sont liées.

Ce faisant, la technologie, bien loin donc de n'être que cet ensemble de "moyens" matériels et symboliques élaborés par la science, grâce à la technique (qui nous permettrait, selon "nos" projets, de transformer possiblement et positivement la nature, ou nous-mêmes, ou les relations entre les hommes), est toujours d'abord une certaine puissance de transformation de part en part de notre humanité. Et ce, bien en amont de ses "bons" ou "mauvais" usages, donc. Or on s'obstine à l'envi, et c'est bien là une constante des discours en la matière, à nier cette évidence, pour mieux faire valoir cette technologie ; quitte, certes, à entonner le champ contraire, lorsqu'il s'agit cette fois "d'améliorer" soi-disant l'homme jusqu'aux extases transhumanistes.

Qui plus est, voilà, selon leurs promoteurs, que les technologies modernes de l'information et de la communication seraient non seulement en droit "innocentes", mais elles seraient, en fait, clairement émancipatrices, dès lors que l'on veuille les considérer sereinement et sans peur. Allons plus loin dans la rhétorique : avec elles, grâce à elles, certaines atrocités ne pourraient pas voir lieu, n'auraient pu avoir lieu. Et c'est donc ainsi que le cynisme, l'angélisme ou la schizophrénie de l'ancien P.D.G. de Google, Eric Schmidt, peut aller jusqu'à prétendre que le smartphone aurait sans doute pu éviter les massacres du Rwanda en 1994, massacres qui ont vu pas moins de 750 000 personnes tombées sous des coups de machette [283-285]. En fait, pour Bridle et les études dont on dispose, le fameux smartphone, le Web, et il faudrait parler aussi pour cet exemple du Rwanda de la bonne vieille radio, auraient bien plutôt tendance à amplifier les violences qu'à les réduire. Les victimes de harcèlement sur les réseaux sociaux en savent quelque chose. Et les habitudes, encouragées par les plateformes, de visionner "pour rire" les scènes les plus crapuleuses, les plus vulgaires ou les plus obscènes, et de se mettre en scène dans les scénarios les plus bravaches ou les plus menaçants n'améliorent pas nécessairement le bilan moral de la chose. Pour Bridle, Eric Schmidt, au Grove Hotel, dans le Hertfordshire, en mai 2013 (où Google invite une fois de plus les puissants de ce monde pour la grande célébration du pouvoir de la technologie), a tout simplement "dangereusement tort" [283-288].

Si nous voulons alors être un peu plus précis, mieux vaut parler, à propos de la technologie, d'un "environnement" auquel, effectivement, nous sommes invités, un pistolet sur la tempe, à nous adapter, sous peine de brutale désocialisation ou de pitoyable ringardise. Rappelons ici, en aparté, que le titre très programmatique de l'oeuvre principale d'Anders n'était autre, d'ailleurs, que L'obsolescence de l'homme. Lors donc que vous êtes dans un environnement aqueux, il n'est plus très pertinent en effet de penser l'eau comme un outil : il vaut mieux savoir nager. Sinon tant pis pour vous. Or, rien ne démontre que cet environnement technologique soit moins générateur d'inégalités, d'angoisses et de frustrations qu'un autre.

Bien davantage, à serrer de plus près encore la réalité de cette technologie d'aujourd'hui, on devrait parler de quelque chose qui nous imprègne et nous constitue au plus profond de nous-mêmes. Notre ADN intellectuel, motivationnel et affectuel est bien le produit de cette technologie, ni plus ni moins. Nous sommes engendrés par celle-ci. Toujours est-il que dire cela n'est, à tout prendre, qu'une banalité anthropologique. En son temps, le préhistorien André Leroi-Gourhan (1911-1986) nous laissait ainsi déjà clairement entendre qu'à chaque révolution technique depuis le paléolithique, c'était un peu comme si une nouvelle humanité apparaissait. Et en l'espèce l'ouvrage de Bridle se fait fort d'illustrer cette théorie, soulignant de plus combien c'est désormais une partie de l'humanité qui joue dangereusement contre l'autre et plus encore peut-être contre l'environnement naturel dont il ne parvient pas, loin s'en faut, à s'extraire ou se rendre aussi indépendant qu'il le fantasme. L'anthropocène, l'exploitation de la planète d'une part et l'exploitation de l'homme par l'homme, d'autre part, ne sont jamais dissociables. Cela étant, un autre anthropologue, Claude Lévi-Strauss (1908-2009), l'avait aussi suffisamment rappelé tout au long de son oeuvre. Comme quoi, la lecture des classiques, penseront certains, n'est jamais une perte de temps.

Non, la véritable nouveauté réside peut-être dans le fait, que si auparavant, ce progrès technologique s'insérait tout de même dans un background culturel qui l'orientait ou l'amortissait, sinon l'impulsait ou le contrôlait, force est de constater aujourd'hui, que tant les conditions intellectuelles de la technologie, la rationalité instrumentale algorithmique, que les produits de celle-ci (médias, réseaux sociaux, plateformes de vidéos etc.), ainsi que les intérêts économiques en jeux qui impulsent les uns et les autres, produisent une certaine dynamique congruente qui ne cesse de s'auto-certifier, de s'auto-développer et de s'auto-alimenter d'elle-même, imposant de façon hégémonique et définitive sa propre vision du monde, son propre mode de pensée et sa propre perception de ce qu'est l'humain. La technologie capitaliste constitue donc bien ainsi désormais la culture elle-même, culture face à laquelle les alternatives ou les critiques semblent vouer au statut de symptômes psychologiques ou de curiosités ethnologiques : entre le sympathique, le niais, le paranoïaque, et in fine, le politiquement suspect. Cet auto-développement, désormais, semble ne plus avoir d'extériorité : l'addiction intellectuelle à la pensée informatique, l'addiction aux produits générés par celle-ci, l'addiction aux profits financiers et politiques également générés par celle-ci, sont suffisantes pour qu'il soit difficile, pour les citoyens, de penser une échappatoire qui ne soit pas déjà une forme de sa dépendance, quand bien même en perçoivent-ils la nécessité et l'urgence [17-19]. Si Michel Henry (1922-2002), le phénoménologue, avait pu faire paraître en 1987, aux éditions Grasset, un ouvrage qui avait pour titre, La barbarie, désignant ainsi la science moderne récusant tout ce qui ne rentre pas dans ses protocoles d'observation, d'expérimentation et de décision, en appelant à un surplus de pensée pour éviter son hégémonie définitive, celui de Bridle essaye de nous mettre semblablement en garde, cette fois, contre les dangers de la technologie, nous enjoignant de trouver une pensée qui échappe à ses sortilèges qui ne peuvent qu'appauvrir dangereusement notre humanité. Tâche difficile, mais non pas impossible. Cette pensée lucide, alternative et salvatrice que Bridle appelle de ses voeux, a un nom : philosophie [12, 14, 296].

Il est donc d'abord question de nuages et de calculateurs. De nouveaux nuages, de ceux que John Ruskin (1819-1900) dénomme, en 1884, dans ses Conférences à la London Institution, des "nuages de peste" ou des "nuages orageux" [27-28]. Des nuages inquiétants, dont tout porte à croire qu'ils pourraient bien être les sombres oriflammes d'une certaine modernité : champs de bataille ou cheminées d'usines. Voici le ciel qui s'assombrit. Les trainées de condensation, les chemtrails des conspirationnistes, les nuages "homogenitus" nés de l'Anthropocène ne cessent de se multiplier [226-231]. Or, que le nuage soit aussi, Bridle veut le souligner, l'image même d'Internet, le fameux cloud, n'est peut-être pas sans signification : symbole de ce que nous ne pouvons saisir en toute sa complexité ou ses processus exacts d'engendrement, et qu'il vaudrait mieux, à l'instar du "nuage d'inconnaissance" des mystiques renoncer à vouloir trop le comprendre, de crainte de déraper vers des interprétations aussi paresseuses que dangereuses [15-17]. Le cloud, ou le réseau, selon l'auteur, Internet en fait, est bien ce qu'il appelle un hyper-objet, quelque chose donc qui déborde notre capacité à le saisir, bien plus qu'un objet que l'on pourrait contempler et réduire à une fonction, voire à un projet conscient [18].

C'est là aussi un point saillant de la démarche de Bridle, nous l'avons dit. Désireux de prendre acte de la puissance génératrice de la technologie capitaliste qui permet le contrôle de nos vies, il veut aussi se démarquer de toute forme de complotisme. Aussi secrètement surveillé et suivi que l'on soit sur le Web ou dans la vie réelle (pour des raisons très diverses), cela ne permet pas d'en conclure à une alliance terriblement puissante et globale de volontés malveillantes à l'origine des bouleversements qui nous affectent. Non, l'erreur serait de céder au conspirationnisme : un conspirationnisme qui à tout prendre, à l'heure de l'information et de l'inflation des technologies de la surveillance secrète, massive et unilatérale, ne devrait être perçu que comme une simple résurgence de l'animisme des temps anciens. Le complotisme donc ? Une revanche, selon Bridel, des impuissants contre ce qu'ils subissent. Mettre une complicité de nuisance et de domination, derrière des phénomènes très différents, voilà une pensée qui donne bien trop précipitamment du sens, et permet à trop bon compte de satisfaire au sentiment "qu'on ne nous la fait pas", et qu'à défaut de pouvoir, nous pourrions jouir d'avoir le sentiment d'être de ceux qui, sans effort, ont compris de quoi il retourne [241-249].

Cela étant, nous savons parfaitement bien aujourd'hui, et sans délire aucun, que le secret existe, qui appartient parfois ni plus ni moins à notre propre histoire collective : les historiens, eux en savent quelque chose, et pas seulement que l'on nous surveille sans que nous le sachions [198-200].

À ce titre, l'épisode du naufrage du sous-marin soviétique K.129 en mars 1968, qui donne lieu à une récupération secrète de très grande envergure conduite par les Américains en recourant au fameux navire au nom prometteur Hughes Glomar Explorer est on ne peut plus emblématique de cette puissance d'action trompant le regard des citoyens ordinaires [191-195]. Retenons ici la fameuse "réponse Glomar" ("neither confirm nor deny", NCND), celle des services secrets aux questions, en 1981, de la journaliste Harriet Ann Phillippi : "Nous ne pouvons ni confirmer ni infirmer l'existence des informations demandées, toutefois dans l'hypothèse où de telles données existeraient, le dossier serait classé secret et ne pourrait être divulgué". Voilà la communication officielle d'une démocratie instituant l'affirmation du secret définitif.

Ce qui ne laisse pas d'inquiéter donc. Car qui nierait qu'une démocratie a tout de même besoin de transparence, dès lors qu'elle se définit comme une société maîtresse de son destin, et quand bien même cette transparence n'est-elle pas toujours immédiatement et totalement, un signe annonciateur de l'efficience ou de la remédiation ? L'Angleterre, pour ne parler que d'elle, devait savoir ce qu'il est de l'Opération Legacy, cette dissimulation organisée des crimes des colonisateurs et des autochtones collaborateurs dans les territoires concernés (le Kenya et ailleurs) [201-204]. La seule question qui importe est bien alors de savoir qui doit décider, et selon quels critères, de ce qui est doit être dissimulé au grand public pour des raisons légitimes, et de ce qui peut et doit être divulgué.

Pour ce qui est des enjeux technologiques et financiers gigantesques des systèmes de communication de plus en plus opaques pour le commun des mortels, la plus probante illustration pourrait bien être celle que nous expose Bridle en montrant comment aux États-Unis les sociétés n'hésitent aucunement à dépenser des dizaines ou des centaines de millions de dollars, pour gagner quelques millisecondes sur les transmissions avec la bourse NASDAQ, basés à Carteret, dans le New Jersey. C'est là que règnent en effet les algorithmes, nouveaux maîtres des transactions, ayant véritablement voué à l'obsolescence les bourses et les traders d'il y a peu, mais dont la logique peut engendrer parfois de terribles "Flash Crashs" [145-150], ou tout simplement, au vu de leur opacité, permettre la mise au point de "dark pools", des forums privés dérogeant aux obligations de transparence des marchés financiers classiques. Ce qui n'est pas sans contribuer ainsi encore davantage, au vu des sommes en jeu, à un creusement significatif des inégalités dans le monde ; n'en déplaise à la fameuse courbe de Simon S. Kuznets (1901-1985), prix Nobel, qui voudrait nous convaincre du contraire [125-136].

Il est aussi question ici de climat, et plus précisément du réchauffement climatique, plus rapide qu'ailleurs, qui menace le grand Nord. Cette région attire toutes les convoitises et son réchauffement est espéré par beaucoup, tant elle est riche en réserves de gaz naturel et en pétrole, désormais exploitables. Pas moins de 30% des réserves de gaz naturel restantes de la planète seraient situées là. Mais dans le même temps, le dégel concerne aussi des formes de vies, tel le bacille du charbon, datant de plusieurs millions d'années prises jusqu'alors dans le permagel, sous la toundra, et qui remontent désormais à la surface, en relâchant dans l'atmosphère du méthane en quantités inquiétantes [61-64,72]. Ledit dégel affecte par ailleurs la "Chambre forte de l'apocalypse" du Spitzberg (archipel du Svalbard), sous souveraineté norvégienne. Cette Chambre ouverte en 2008, à 120 mètres de profondeur, n'est autre qu'une banque de sauvegarde de la biodiversité dans le monde, une formidable réserve de semences et qui s'est vue effectivement menacée par l'inondation de son tunnel d'accès, à la suite de la fonte de la calotte glacière. Cela étant, on doit comprendre que cette disparition de la biodiversité n'est pas toujours le fait du hasard, ou seulement de changements climatiques, mais bien aussi celui des contraintes économiques et de politiques agricoles des États préférant pour de multiples raisons privilégier les monocultures d'exportation favorisant à leur tour la rentrée de devises étrangères. Toujours est-il que les changements climatiques ou des déplacements massifs de populations, les sécheresses exceptionnelles, expliquent aussi désormais de plus en plus les conflits à travers le monde, notamment selon notre auteur le conflit syrien, où l'on vit, entre 2006 et 2011, 85% du bétail rural mourir d'une sécheresse exceptionnelle en poussant plus d'un million de villageois vers les villes, avec les conséquences que l'on peut imaginer [70-71]. Les guerres du climat, pour reprendre le titre de l'ouvrage de Harald Welzer, publié initialement en allemand en 2008, puis traduit en français en 2009 (Les Guerres du climat, Pourquoi on tue au XXIe siècle, Gallimard) sont bien une réalité d'aujourd'hui. Une réalité à laquelle les armées modernes se préparent d'ailleurs depuis maintenant un certain nombre d'années.

Le réchauffement climatique est inexorable et les rapports officiels en prennent acte, en en pointant les conséquences sur les infrastructures des TIC, les technologies de l'information et de la communication, à la fois responsables et victimes de ce réchauffement par l'énergie qu'elles dévorent [74-80].

Ce réchauffement multiplie les incidents de turbulences en air clair, imprévisibles, provoqués par la hausse de niveau de dioxyde de carbone dans l'atmosphère, et dont les avions et surtout leurs passagers sont voués à faire les frais, alors même qu'il sont eux aussi dans le même temps des responsables de cette hausse, à l'instar on ne peut plus emblématique du concorde qui entre 1969 et 2003 a sans doute incarné l'utopie technicienne totalement débridée et insouciante des effets environnementaux [81-90]. On ne multipliera pas les exemples.

Le bouleversement climatique est donc bien une question de dioxyde de carbone, dont la mesure, la courbe de Keeling, ne cesse d'indiquer non seulement une croissance mais aussi bien une accélération de celle-ci, passant de l'aire préindustrielle (entre les années 1000 et 1750) de 275 ou 285 parties par million (ppm), à 325 en 1970, puis 400 en 2015, pour peut-être atteindre les 1000 ppm vers la fin du siècle. Sachant que ce CO2 ne laisse pas d'influer non pas seulement sur la courbe des températures, sur la prévisibilité des perturbations, mais aussi bien sur notre capacité cognitive. À en croire les données que nous propose l'auteur, à 1000 ppm, nos capacités intellectuelles chutent de 21% [91-94]. Voilà qui est bon à savoir.

Posons donc des questions simples. Puisqu'il est on ne peut plus évident, pour ce qui est du progrès technologique, que nous devenons dépendants de cet environnement numérique, doit-on postuler que les ordinateurs nous rendent le monde plus clair ou plus simple ? Développons-nous un rapport plus efficace à celui-ci ? Rien n'est moins sûr [46]. Non seulement, notre confiance plus ou moins paresseuse est peut-être excessive, mais elle peut être catastrophique. À l'enseigne de l'accident terrible qui se produisit en août 1983 lorsque les pilotes de la Korean Air Lines, pour avoir préféré s'en remettre totalement à leur GPS, provoquèrent l'attaque d'un Soukhoï SU-15 en pénétrant involontairement dans l'espace aérien soviétique [49-57]. Un exemple de biais cognitif qui montre combien nous sommes tentés, dans tous les domaines, dès que la possibilité nous en est donnée, de nous satisfaire du confort du calcul automatisé, en lieu et place de notre expérience ou de notre capacité personnelle de réflexion. D'une façon semblable, peut-être préférons-nous désormais fixer des écrans hypnotiques plutôt que de fournir l'attention nécessaire à la lecture d'un écrit papier qui ne peut miser sur l'illusion d'accès direct au réel que suscitent si aisément les images.

Devons-nous penser que l'information, que ces données sont la matière et la forme d'une modernité gratuite et émancipatrice ? Est-ce là le "nouveau pétrole", comme le pensait Clive Humby, concepteur de la Tesco Clubcard, ou n'est-ce pas bien plutôt du "nucléaire", comme le dit Bridle, avec des phénomènes immédiats de "débordement" : des excès d'informations qui se parasitent mutuellement [112] ? L'information tue l'information, quand bien même elle serait concentrée dans les mains de certaines élites qui y trouvent la clef d'un impérialisme d'un nouveau genre [288-296].

De fait, dès lors que l'on dit big data, prédiction ou reconnaissance faciale, faut-il parler de l'énergie consommée (CO2) que leur gestion suppose, du fait fâcheux qu'elles ne prévoient ou prédisent moins qu'elles ne le prétendent, ou du fait qu'elles cautionnent en amont, en leur traitement, beaucoup de nos préjugés, en étant in fine, bien sûr, un véritable tsunami contre nos vies privées [163-174] ? Cela fait tout de même beaucoup de paramètres d'interrogations à prendre en considération avant de se rallier à un optimisme technophile sans appel.

De fait, encore, on nous incite à croire que ces informations, que ce quantitatif, nous dispenserait, tendanciellement, d'inventivité et d'imagination. Une erreur que l'on peut payer très cher au sens propre ou non du terme, si l'on pense par exemple à la baisse de rendement de la recherche pharmacologique livrée à des méthodes algorithmiques [115-123], ou à la difficulté d'une compréhension réelle et profonde du "sens" d'un texte lorsqu'il s'agit de traduction [174-175, 184-185].

Ces informations collectées, outre qu'elles servent à améliorer "l'expérience client", comme chacun sait, seraient-elles donc la condition de notre sécurité ? D'une part, est-il inutile de rappeler combien le terme est équivoque ? De quoi parlons-nous ? Sécurité physique, sécurité sociale, sécurité environnementale, sécurité de l'identité nationale ou sécurisation de la dignité humaine, toute la pensée politique d'aujourd'hui (Barry Buzan, Ole Waever, Roxane Lynn Doty etc.) se joue autour du référent exact de ce terme. D'autre part, le problème de la sécurisation, c'est que celle-ci peut très bien laisser le citoyen dans une totale insécurité à l'endroit de l'instance qui prétend le sécuriser. La philosophie politique de Hobbes (1588-1679) est une parfaite illustration de cette question : un pouvoir absolu qui sécurise les citoyens contre certaines menaces plus ou moins réelles, en échange de l'acceptation d'une insécurité réelle à l'endroit précisément de ce pouvoir. Rousseau, à ce propos, parlait déjà en son temps de la fameuse "sécurité" d'Ulysse et des compagnons dans l'antre du Cyclope. Sécurité toute relative, comme on peut l'imaginer.

Ces informations aident-elles nécessairement à une meilleure qualité des relations humaines ? Ajoutons, parmi les "oublis" de Bridle combien l'information ne peut être ce à quoi devrait se réduire une communication véritablement humaine. Celle-ci suppose, se nourrit de ce que l'on appelle la confiance, en théologie on parlerait de foi ; un risque donc, mais qui fait la dignité et la qualité intrinsèque de ces liens. À quoi servirait de prétendre avoir une "relation", si l'autre m'est livré comme un objet, avec ses données essentielles, de telle sorte que je puis supposément savoir en temps réel ce qu'il fait, ce qu'il dit, ce qu'il voit ou même éprouve. Non, c'est bien la confiance partagée, la générosité, le fait que l'autre conserve toujours l'opacité constitutive de son intériorité, de sa singularité et de sa liberté, qui font le tempo ou le climat d'une relation entre êtres humains. Disons-le à la place de Bridle : l'information, les data, tuent les relations humaines, comme la surveillance tue la vie privée, et comme les écrans diminuent drastiquement notre capacité d'attention.

Un morceau de bravoure de cet ouvrage porte sur les vidéos de haul, ou unboxing, de déballage, de tout et de n'importe quoi, qui prolifèrent sur certaines plateformes de vidéos en ligne qu'il est inutile de nommer [253-281]. Ces vidéos jouissent d'un succès inouï, générant sans coup férir, outre des gains non négligeables, de sérieuses addictions - qui en annoncent d'autres, à d'autres vidéos que d'aucuns jugeraient désespérantes, voire vulgaires ou obscènes. Repérer ce que l'on a visionné, identifier ce que l'on veut regarder, satisfaire ces envies, les exacerber, organiser la prolifération de tous les clones possibles, suggérer, satisfaire, éviter la satiété par des annonces : voici que s'exposent et se dévoilent le fonctionnement, la nature et les objets de nos désirs, et de façon bien plus nette que beaucoup de traités d'anthropologie et de psychologie ne pourraient prétendre le faire. De façon structurelle, le Web et les réseaux sociaux sont bien là comme caisse de résonance de ce qui était jusqu'alors plus aisément tu, retenu, refoulé et régulé. En cela, est-il bien l'écran sur lequel l'humanité peut projeter ses plus sombres, ses plus sordides et stupides pulsions ou peurs, en démocratisant, par les sites de fake news, la propagande classique réservée aux puissants de ce monde. Voici, à tout prendre, d'ailleurs, une nouvelle égalité, guère plus intéressante que celle que nous rappelait Pascal.

Il s'agit de nous retrouver tous à égalité dans la vulgarité, la possibilité du mensonge, ou simplement la mort : chacun ici, décidera de ses préférences.

À la lecture de cet ouvrage, qui fourmille certes d'indications et d'exemples précieux sur les ombres et les moires inquiétantes de notre modernité, le lecteur ne peut que rester indécis. Que l'on doive en finir avec la neutralité, l'innocuité de départ de la technologie, soit ! Que la technologie, culture globale, célébrant une certaine forme d'intelligence, dont l'efficience semble indiscutable dans certains domaines (entre autres les jeux d'échecs et de go [176-178. 187-190]), soit capable de rationaliser les activités et les relations les plus diverses jusqu'à, sous prétexte de les optimiser, les vider de leurs sens, soit. Que cette technologie capitaliste soit de fait l'adversaire impitoyable de notre vie privée [292], de la qualité de notre environnement, et de la pertinence même d'un débat politique, voilà qui n'est pas nouveau. Mais c'est là après tout l'intérêt de cet ouvrage : nous rappeler quelques évidences pour rompre en visière avec la puissance de frappe médiatique et même scolaire ou universitaire des acteurs du numérique. Et quant aux bénéfices réels, parfois décisifs et précieux, de ces nouvelles technologies, que l'on ne songe aucunement à nier, ce livre, bien évidemment, n'avait pas à s'en occuper : leurs thuriféraires de métier ou de conviction s'en chargent très bien eux-mêmes.

Cela étant, une fois rappelé avec autant d'insistance combien certains ont le pouvoir, la possibilité de représenter une menace pour nos libertés, notre bien-être, combien nous avons les preuves désormais qu'ils ont pu abuser et abusent parfois de ces pouvoirs, combien ils peuvent être tentés, par quête du profit ou d'intérêts divers, d'en user secrètement, comment en effet prétendre se débarrasser a priori aussi aisément de ce qu'avancent les complotistes avec quelques maigres remarques psychologiques ? Que les politiques et les éditorialistes installés se contentent trop aisément d'anathèmes indifférenciés aussi bien contre des assertions des plus loufoques que contre des demandes d'investigations tout à fait fondées en démocratie nous montrent malheureusement où en est le niveau du débat public, et combien tout esprit critique peut aisément redouter d'être disqualifié, moqué, dès lors qu'il ose encore s'attacher à interroger les évidences officielles et médiatisées du jour. Mais si les intellectuels, dans une société démocratique qui se veut digne des Lumières, "calent", désormais intimidés, devant la possibilité de telles accusations qui amalgament sans vergogne les théories et les positions les plus diverses, alors à quoi bon des livres ainsi documentés ?

Un nouvel âge de ténèbres est un ouvrage un peu confus, parfois un peu "nuageux", mais sans doute est-ce là le sfumato de l'artiste qui s'exprime et qui ne cherche pas à dissimuler le plaisir qu'il a pu éprouver à le rédiger. L'index est intéressant. Son côté conceptuellement dilettante, une fois dépassées ses incantations sur l'incompréhensible, n'est pas, à tout prendre, sans avoir un certain charme. Et il pourra, par son côté patchwork, frapper heureusement les esprits de ceux qui ouvrent encore un livre. Ce qui, à notre époque de grande anesthésie, n'est pas à négliger.

© 2022 Bruno Hueber & GRAAT On-Line