GRAAT On–Line – Book Reviews

Monia O'Brien Castro et Alexis Chommeloux (dir.), Américanis/zation, (Paris : Le Manuscrit, 2021). 23,90 euros, 280 pages, ISBN 978–2–304–04903–9 - Michel Prum, Université de Paris.

Un spectre hante l'Europe. C'est celui de l'américanisation. L'angoisse d'une altération de nos sociétés européennes, sous l'influence d'une Amérique dominatrice, ne date pas d'hier. « L'Amérique ronge nos côtes », écrit Victor Hugo. La métaphore contenue dans l'incipit des Travailleurs de la mer (1866), que cite Benjamin Fiorini en début de son chapitre, est–elle prémonitoire de la transformation dévastatrice provoquée par le Nouveau Monde ? Cette américanisation, réelle ou fantasmée, est constamment évoquée par journalistes et tribuns, quel que soit leur bord politique. Elle est toujours présentée comme négative, comme signe de déclin de l'Ancien Monde, bref comme un « repoussoir », un « fourre–tout ». Ceux qui l'apprécient et qui sont les plus « américanisés » n'en parlent pas, ou la présentent juste comme une « modernité ». La récurrence de ce concept flou, « copieusement employé mais peu étudié », mérite qu'on s'y arrête et justifie l'ouvrage collectif que dirigent Monia O'Brien Castro et Alexis Chommeloux, tous deux spécialistes du Royaume–Uni appartenant au laboratoire « Interactions Culturelles et Discursives » de l'université de Tours. Ils soulignent, dans leur introduction, la polysémie du terme, voire sa nature protéiforme. Ils mettent en garde contre la confusion entre américanisation et mondialisation, concepts qui peuvent se recouper mais sont très distincts. Chanel à Tokyo, Les Galeries Lafayette à Pékin, les films de Bollywood à Nairobi, c'est aussi la mondialisation, mais ce n'est pas l'américanisation. Les étasuniens ne sont pas les seuls à mettre en péril la diversité culturelle.

Huit contributions viennent apporter des éclairages très différents sur ce terme, avec des approches tantôt politiques, tantôt juridiques, respectant en cela l'esprit de la collection « Auctoritas » dont ce volume fait partie. Les deux codirecteurs partagent le même intérêt pour le phénomène des « gangs » (le nom lui–même fait polémique, d'où les guillemets) et leurs deux articles au milieu de l'ouvrage et à la suite l'un de l'autre font un peu colonne vertébrale de l'ensemble, même si la question n'est sans doute pas la première à laquelle on pense pour débattre du sujet. Certains articles, comme les leurs, s'efforcent d'évaluer la pertinence du processus d'américanisation dans le domaine précis qu'ils explorent et cadrent donc bien dans la problématique annoncée. D'autres, comme l'étude sur la politique étrangère chez Tocqueville, semblent avoir un autre propos central et se raccrochent de façon plus opportuniste au cahier des charges du volume, ce qui affaiblit quelque peu la cohérence de l'ensemble. L'article d'élise Brault–Dreux « Où comment Britannia ne se laissera pas séduire » aborde, lui, de front le sujet à travers une étude stylistique très pointue du poème « Americanisation » mais il est dommage que le nom de G.K. Chesterton, sujet unique de ce chapitre, n'apparaisse pas dans le titre. Le texte passera malheureusement sous les radars de tous les moteurs de recherche et échappera à l'attention des chestertoniens, qui apprécieraient, mieux que nous, la pertinence de ces analyses.

Les huit contributions méritent donc la lecture mais sont, comme souvent, d'un intérêt inégal. Parmi les points forts de cet ouvrage collectif, on citera l'article (déjà mentionné) de Benjamin Fiorini sur « L'américanisation de la procédure pénale française : mythe ou réalité ? », très bien écrit, d'une grande clarté pédagogique et répondant avec rigueur à la question posée dans le titre. Il apporte la compétence juridique de l'auteur sans perdre le lecteur dans le jargon professionnel qui sévit parfois.

Parmi les articles qui prêtent le plus à polémique, on citera celui de Yohann Le Moigne. « La nation colorblind et le spectre utile de l' “américanisation” : réflexions autour de l'antiracisme en France » se veut une étude scientifique du paysage français de l'antiracisme. Il oppose les deux courants principaux de cet antiracisme : l'antiracisme républicain universaliste, « colour blind », revendiquant l'héritage des Lumières, qualifié ici de « traditionnel », et le « nouveau courant antiraciste », « colour conscious », qu'on accuse parfois d'être un avatar importé artificiellement des États–Unis et d'être imposé à la société française, comme dans un lit de Procuste. En effet les différences historiques entre les deux pays sont nombreuses et substantielles. La nation française n'a pas été construite sur l'esclavage ; il n'y a pas une police nationale aux États–Unis, etc. Yohann Le Moigne s'empresse de rejeter cette accusation en américanisation et renvoie très vite l'antiracisme universaliste français aux poubelles de l'Histoire, car cet « antiracisme moral » est selon lui « inefficace ». Effectivement, le racisme est toujours présent en France comme dans les autres pays, d'ailleurs. Le « nouvel » antiracisme colour conscious (racialiste ?) se voit attribuer toutes les qualités ; entre autres il permet une « prise de conscience de la race, entendue comme une construction sociale [ce qui est] une évolution qui semblait inenvisageable dans le contexte français il y a encore quelques années » (p.172). Il suffit de relire Colette Guillaumin (dont l'auteur dit pourtant se revendiquer) pour voir que l'analyse de la race comme construction sociale n'a pas attendu le mouvement « décolonial » pour se développer en France dans le champ des sciences sociales. L'Idéologie raciste, ouvrage remarquable de Colette Guillaumin, qui voit la « race » comme processus de racisation, date de 1972 ! Que les « nouveaux antiracistes », un demi–siècle plus tard, inventent à nouveau la roue n'est pas le pire (sans jeu de mot). Mais les références multiples et complaisantes à Houria Bouteldja, ancienne porte–parole du Parti des Indigènes de la République (PIR), souvent accusée d'antiféminisme, d'homophobie et d'antisémitisme, qui est longuement citée sans jamais la moindre distanciation critique, font un peu froid dans le dos.

Au final, la réponse à la question portant sur la validité du processus d'américanisation qui frapperait le Vieux Continent, et tout particulièrement les deux pays étudiés ici : la France et la Grande–Bretagne, est nécessairement nuancée, à l'instar de l'article, fort intéressant, de Guy Groux sur le syndicalisme français et les relations sociales (industrial relations) face au « modèle » étasunien. Les deux grands courants syndicaux, le « protestataire » et le « réformiste », ont longtemps résisté, pour des raisons et avec des modes différents, à ce modèle. Mais « aujourd'hui, le contexte est ambigu » et on ne peut exclure que l'autonomie de la négociation collective ne débouche sur une convergence entre les deux modèles, français et étasunien. Les syndicats comme pôle de résistance mais jusqu'à quand ?

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