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Neil Davie, L’évolution de la condition féminine en Grande-Bretagne à travers les textes juridiques fondamentaux de 1830 à 1975 (Lyon : Collection Les fondamentaux du féminisme anglo-saxon, ENS Editions, 2011), 23€, 224 pages, ISBN 978-284788-242-1—Martine Monacelli Faraut, Université Sophia Antipolis, Nice.

L’ambition de la collection de traductions et éditions critiques que dirige Frédéric Regard dans laquelle paraît cet ouvrage est de rendre accessibles au public français quelques-unes des œuvres fondamentales du féminisme anglo-saxon dont certaines demeurent encore peu connues. L’ouvrage de Neil Davie, troisième de la série, nous offre commodément l’occasion de remonter aux racines mêmes de l’émancipation féminine lorsque le droit anglais, dans les premières années du XIXe siècle, accepte de reconnaître véritablement l’existence juridique des femmes et les libère d’un statut vis-à-vis de leur mari tragiquement évocateur du rapport entre maître et serf.

Après une longue introduction rappelant la tradition juridique anglaise, Davie entreprend vaillamment de couvrir cent quarante années de législation portant sur les droits des mères, Custody of Infants Act (1839 et 1873), Guardianship of Infants Acts (1886), les droits des épouses, Matrimonial Causes Act (1857), Married Women’s Property Act (1870 et 1882), et les droits civiques des femmes, Criminal Law Amendment Act (1885), Prisoners Act (1913), Representation of the People Act (1918), Equal Franchise Act (1928), Sex Disqualification Act (1919), Abortion Act (1967), Equal Pay Act (1970), Sex Discrimination Act (1975). Des premières éclosions jusqu’aux avancées plus significatives, comme l’accès à la pleine citoyenneté, et sans oublier les combats les plus récents, le recueil regroupe en quatre chapitres quatorze lois de réforme, traduites pour la première fois en français, et rapidement repérables par le lecteur dans les deux index des notions et des noms qui accompagnent ce travail. Par une sélection de passages pertinents Davie nous permet de cerner ce que le législateur a voulu autoriser ou interdire aux femmes ; pour les non juristes la lecture est facilitée par de multiples annotations et la présence d’un précieux lexique. Il en résulte des aperçus fascinants sur les mentalités d’une époque, preuve, s’il en était besoin, de la pertinence de cet outil d’analyse historique. Le néophyte trouvera également dans la bibliographie les critiques fondamentaux de l’histoire du genre.

Si l’histoire des femmes s’appuie désormais sur une variété foisonnante de sources y compris juridiques, il est plus rare que la présentation des textes de loi s’accompagne d’une réflexion sur leur « double statut de prescription culturelle et de proscription légale » [11]. Davie s’attache en effet non seulement à souligner les circonstances qui ont donné naissance à ces textes, mais aussi à leur mise en œuvre et aux réactions étonnantes qu’ils provoquèrent en leur temps, en particulier chez les femmes elles-mêmes. Davie opère, selon ses propres termes, un va-et-vient heuristique permanent entre le macro et le microsocial, nous donnant à voir ce qu’il advient des discours intellectuels sur le terrain [13]; il s’attarde sur les conflits et les résistances qui viennent compliquer les étapes du processus législatif, ainsi que sur les difficultés de mise en application de ces lois. Il démontre le caractère multidirectionnel et sporadique de l’évolution de la condition féminine confirmant une fois de plus combien il est erroné d’assimiler l’impulsion humaniste au changement social et contribuant ainsi à miner l’interprétation progressiste de l’histoire qui a dominé pendant plus d’un siècle les études en ce domaine.

Les exemples à cet égard sont édifiants. C’est par la volonté d’une femme, la belle Caroline Sheridan, privée de ses enfants par son mari jaloux, que le Parlement est persuadé en 1839 d’amender la loi relative à la garde des enfants. Elle obtient ainsi le droit pour les mères (non adultères…) d’en requérir la garde jusqu’à 7 ans. Si symboliquement le premier Custody of Infants Act ébranle le pouvoir paternel, les prérogatives du père en revanche sont à peine entamées. Les femmes d’origine modeste et vivant loin de Londres voient leur condition inchangée. Bien que réduisant le coût de la procédure, la loi de 1857 sur le divorce (Matrimonial Causes Act) accorde toute latitude aux tribunaux dans la prononciation du jugement et continue de protéger le mari violent ou infidèle. Si la loi de 1923 reconnaît enfin l’adultère comme motif de séparation, ce n’est qu’en 1929 que l’épouse jouit pleinement d’un traitement égal et peut être délivrée d’un mari cruel ou négligent. Au fil des chapitres Davie évalue la portée de chacune de ces lois, portée en général très limitée (qui force par exemple de manière tout à fait cocasse les couples à faire preuve d’inventivité pour mettre fin à leur vie commune), et met ainsi au jour paradoxalement l’inégalité persistante de traitement entre hommes et femmes au fil des réformes.

Toutefois de nouveaux concepts dont certains sont proprement révolutionnaires pour les mentalités font peu à peu surface, tel le bien-être des enfants en 1886 ou, en 1883, le droit de propriété des femmes mariées, jusqu’alors considérées elles-mêmes comme la propriété de leurs époux au même titre qu’un cheval. Mais les réactions des femmes autour de Joséphine Butler qui luttent pour l’abrogation des lois sur les maladies contagieuses (précédée du vote du Criminal Amendment Act condamnant entre autres les homosexuels aux travaux forcés) démontrent moins l’influence des campagnes féministes que la volonté d’imposer par la force un comportement moral dicté par les inquiétudes de toute une nation. L’impact des discours sur le féminisme apparaît d’ailleurs à l’occasion de la réforme électorale de 1867, rompant avec plusieurs siècles de tradition censitaire. Davie a bien saisi les frayeurs qui ralentissent l’octroi du vote aux femmes et expliquent les fortes résistances à cet égard ; il ne néglige pas le rôle joué par nombre de femmes elles-mêmes hostiles à la participation de leur sexe aux élections législatives. Il prend la mesure des forces qui présidèrent à la loi très conservatrice de 1918, laquelle, en n’élargissant le droit de vote qu’aux femmes de plus de trente ans maintint la prépondérance de l’électorat masculin jusqu’en 1928. En dépit de quelques principes égalitaristes affichés (mais sans aucun mécanisme coercitif pour en garantir l’application), la loi de 1919 (Sex Disqualification (Removal) Act) ne parvient pas à masquer les intentions conservatrices des législateurs,  flagrantes par exemple dans l’un de ses articles qui contraint les femmes employées dans un ministère d’Etat à démissionner une fois mariées.

Il n’est pas étonnant que de nouveaux combats aient été nécessaires pour tenter d’en finir avec la discrimination sexuelle : combat pour l’avortement, pour l’égalité salariale et contre les discriminations directe et indirecte. C’est là le dernier chapitre de l’ouvrage qui présente les acquis les plus récents pour les femmes. L’Abortion Act, voté dans un climat de renouveau féministe dans les années 1960, est néanmoins sans rapport de cause à effet avec le militantisme. Résultat de la pression du corps médical alerté par le nombre croissant d’avortements clandestins, la loi reflète surtout l’aboutissement d’une nouvelle conception de la santé prenant en compte le bien-être de l’individu. Mais devant la montée du nombre des avortements, la flexibilité accordée aux femmes par la loi est remise en cause dès les années 1970, soulignant une fois encore la complexité du rapport entre conception intellectuelle et mise en pratique. Quant à l’Equal Pay Act, voté sous l’impulsion de Barbara Castle, elle n’enraye que très partiellement les disparités salariales et ne modifie nullement les structures de ségrégation sexuelle. Il est vrai que le Sex Discrimination Act de 1975 interdit par exemple toute discrimination à l’embauche, à l’avancement , ou au licenciement et représente malgré tout une véritable avancée vers l’égalité. Cependant ses failles, longuement explorées par Davie, nous forcent à conclure avec la sociologue Celia Briat que nous sommes encore bien loin de l’égalité de fait.

Quelles leçons tirer devant ce bilan ? L’incapacité de la loi à modifier en profondeur les mentalités. Certes. Que les femmes sont fatalement prisonnières d’une camisole biologique et juridique comme le soutient Ann Digby ? Soyons plus optimistes et découvrons comme nous y invite Amanda Vickery comment les femmes ont « négocié, contesté ou tout simplement ignoré les préceptes du bon comportement féminin » afin de mieux s’en détourner. Pari réussi pour les Victoriennes et les Edouardiennes qui ont fait éclater les sphères finalement assez peu étanches, défi à relever au XXI siècle pour toutes les femmes éprises de liberté, mais dans certaines parties du monde hélas, elles n’en sont que trop conscientes, ce sera au péril de leur vie…

© 2012 Martine Monacelli Faraut & GRAAT On-Line