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John Dewey - Écrits politiques [Political Writings. A selection], (traduits de l'anglais, présentés et annotés par Jean-Pierre Cometti et Joëlle Zask, Paris : Gallimard, 2018). 33 euros, 512 pages, ISBN : 978-2-0701-4464-8 - Bruno Hueber, Université de Tours.

Sans doute serait-il abusif de prétendre que John Dewey (1859-1952) est toujours de nos jours, en France, une figure totalement méconnue de la pensée américaine. Les traductions depuis plusieurs années se sont raisonnablement multipliées et il n'est tout de même plus guère possible de prétendre se mêler de philosophie sans savoir ce qui se passe ou s'est passé outre-Atlantique depuis deux siècles en général, et de tout ignorer donc de John Dewey en particulier. Qui plus est, personne ne songe à le contester, de par ses champs d'investigation, de l'art à la politique, en passant par l'épistémologie des sciences humaines, la pédagogie, ainsi que la question du religieux en démocratie, cet auteur a imprimé une marque si originale dans la tradition philosophique américaine qu'il serait réducteur d'en faire seulement une figure du pragmatisme parmi d'autres, telles celles de Charles Sanders Peirce (1839-1914) ou de William James (1842-1910) pour les plus connues.

Sans songer certes encore à une édition exhaustive en français de ses Collected Works réalisée par Jo Ann Boydston (Southern Illinois University Press), l'intérêt de l'ouvrage qui nous est proposé, un recueil de trente textes dont les dates de publication s'échelonnement de 1888 à 1942, réside aussi bien dans la découverte de la pensée politique de Dewey, que par le fait qu'il n'est pas nécessaire d'être un spécialiste pour en apprécier aussi bien la précision d'écriture, non dépourvue d'ironie parfois, l'acuité des analyses, que l'importance des enjeux sociétaux majeurs abordés. Soulignons ici, au passage, la sobriété et la qualité informationnelle des annotations des traducteurs et présentateurs qui font de ce volume un objet aisé à parcourir et à reprendre, ne détournant pas l'attention de l'essentiel par un monceau de remarques soi-disant érudites, mais toujours parfois beaucoup plus pédantes que véritablement éclairantes.

Pour Dewey le philosophe, se soucier de politique, suppose au préalable ou concomitamment s'interroger sur la valeur des idées : en leur nature intrinsèque, en leur origine comme en leurs rapports possibles avec les possibilités de l'histoire et les séductions ou les exigences de l'action.

Plus concrètement, aussi connectée avec le spirituel et l'atemporel que se veuille une philosophie, celle-ci ne saurait, selon l'auteur, s'exonérer d'une situation [121-135] et se comprendre autrement, dès lors que l'on veuille en cerner son champ de pertinence, que par le complexe des problèmes qui l'a vue naître. Le texte proposé sur Hobbes, parmi d'autres, en est d'ailleurs une belle illustration [92-120]. Par voie de conséquence serait-il vain de vouloir nier la diversité profonde des philosophies qui exprime ainsi dans le même temps une variété généreuse de tempéraments ou d'ancrages nationaux, et bien plus regrettable encore de prétendre devoir, avec la condescendance de l'amateur de savoir absolu, assister à la dissolution de cette même diversité dans une mystérieuse loi de l'évolution [140], quand ce n'est pas tout bonnement sous les traits radieux d'une ontologie d'un éternel impavide. Non, cette pluralité des pensées prise au sérieux, en leurs contenus, mais aussi en leurs formes, leur style, pourrait-on dire, dans tout ce qui témoigne de leur dialogue avec le réel, qui est toujours en fait une certaine réalité : voilà déjà une leçon du pragmatisme en ce qu'il a indubitablement de plus stimulant et légitime. Nous devons sortir, une telle doctrine nous y invite, de l'image d'un penseur de droit, détaché du monde, ou se croyant ou se voulant tel [213-221], agacé par les soubresauts, les bigarrures et les tohu-bohu trop insistants à son goût des valeurs et des choses [266-267, 344-345]. Si une pensée est née d'une question, entendue au sens large, et même biologique [251], et ces textes l'attestent eux-mêmes, elle doit s'éprouver par ses conséquences et ses résultats [184]. Ce n'est qu'ainsi qu'elle peut être autre chose qu'une litanie stérile et futile de principes intangibles, qu'il s'agisse de sciences, de religion, de politique, de droit ou même de logique [175-176, 257-259].

Pour en finir ici avec la philosophie et le dire autrement, celle-ci n'est pas tant une quête de la vérité, la prétention à une connaissance supérieure, qu'un projet, une entreprise de production de significations, exprimant une option sur la réalité, quitte à se couler certes dans une forme rationnelle ou à tout le moins raisonnable [127]. Elle est une enquête sur le sens des savoirs, c'est-à-dire aussi bien sur les représentations suscitées par les sciences ou à l'origine de celles-ci, que sur ce que l'on peut et doit faire à partir de leurs connaissances et compétences qui n'apaisent jamais par elles-mêmes totalement notre désir de comprendre et d'avoir des raisons d'agir [122]. Elle doit être force de proposition de nouvelles formes de vie [215], expérimentation de l'individualité, pour un homme toujours tenté de se recroqueviller sur des valeurs ou des formules figées au travers parfois d'un rationalisme qu'une philosophie elle-même sclérosée peut lui proposer, se faisant alors si souvent aussi la thuriféraire de l'ordre établi [133-135, 266]. Et c'est bien en cela seulement qu'elle doit et peut être dite ''sagesse'' [139].

D'une telle intellectualité de l'enquête, de l'expérimentation des valeurs et de la contextualisation des idées, nous passons aisément à ses implications politiques. De fait, le coeur ou le centre nerveux de ces essais réside sans doute dans une invite à repenser la démocratie, à remettre sur le métier à nouveaux frais la question de sa représentation et de son idéal : une exigence pugnace stimulée tant par les menaces du capitalisme, du bolchévisme ou de l'impérialisme [146-147], que par ses propres représentations trop abstraites, ses condamnations ignorantes ou ses perversions.

Or, si démocratie peut signifier libéralisme, nul doute, pour Dewey qu'il ne faille reconsidérer celui-ci. En l'occurrence, si cette doctrine aura pu être indéniablement émancipatrice du temps de Locke, lorsqu'elle signifiait la lutte contre l'absolutisme, la revendication de la tolérance religieuse et la fin de l'arbitraire en matière d'imposition, ce même libéralisme, cédant aux charmes d'une anthropologie mécaniste, totalement insoutenable en sa vison abstraite, formelle ou insulaire de la liberté de l'individu [230-232, 246-248], s'est-il néanmoins métamorphosé ensuite ou même simultanément en un instrument de sanctuarisation des inégalités économiques et sociales. Le vocable de libéralisme, promesse de libérations, est devenu en se sédimentant ni plus ni moins que l'habillage insupportable du conservatisme le plus inique [269-358], et le libéralisme lui-même, une politique d'oppression. Comme tel, il ne serait pas abusif, là, d'avancer que L'avenir du libéralisme de 1935 [393-400] non seulement recèle sans doute parmi les pages les plus incisives de ce recueil, mais aurait de droit toute sa place dans une anthologie de philosophie politique, dès lors que l'on veuille s'entendre sur la valeur exacte des termes que l'on emploie et clarifier l'historicité des doctrines évoquées.

Sans être fasciné de quelque façon que ce soit par le communisme ou les analyses marxistes [387-392, 387-390, 415], et pas davantage par un quelconque aristocratisme social et intellectuel [58], cette rupture affichée avec une certaine lecture du libéralisme, un terme devenu l'alibi désormais d'un économisme délétère, et qui plus est si moralement et intellectuellement conformiste quant au fond, cette rupture donc suppose que l'on dénonce dans le même temps une certaine image négative de la démocratie que l'individualisme économique a pu effectivement alimenter au point d'ailleurs de donner un crédit certain, en son temps, à la vindicte fanatique d'un Hitler [493-494]. La démocratie ne serait que le règne de la quantité, faisant du peuple un simple agrégat ; elle déliterait, décomposerait la société dans le temps même où elle serait mère de la standardisation forcenée des produits, des comportements et des êtres.

Contre ces critiques classiques, Dewey se fait fort de rappeler que ce que l'on doit appeler démocratie, loin de pointer soi-disant un simple agrégat, désigne bien plutôt un organisme, et un organisme d'une qualité même supérieure à celle que représente un être vivant, un organisme spirituel donc, sachant donc associer égalité et diversité, bien loin de l'idéal si triste du melting pot [81], et sans avoir à s'encombrer qui plus est de la doctrine inutile et assez floue in fine, toujours selon l'auteur, de la ''souveraineté du peuple'' [465-467]. Ce qui change certes alors du tout au tout la signification d'un vote : celui-ci, loin de n'être que le symptôme ou le stigmate d'un individu-atome, est de fait toujours ce par quoi s'exprime précisément le collectif intégré [45]. À tout prendre, il en ressort alors que ladite démocratie tout autant qu'une forme de gouvernement, est aussi bien un mode de vie, une éthique de la liberté, une foi commune en la nature humaine, en la capacité de produire de ''l'intelligence partagée et coopérative'' [228, 241-246, 403], une foi qui aurait pour fin l'accomplissement d'une individualité prenant acte de toutes les médiations extérieures et des contrôles nécessaires pour ce faire.

Aussi, à devoir devenir réalité, cette société qu'il appelle de ses vœux, ne saurait-elle tolérer de voir son autorité s'arrêter aux portes de l'économie, du monde du travail, comme devant un domaine immaculé qu'il faudrait laisser inviolé sous peine de sombrer dans le socialisme ou le totalitarisme, de compromettre croissance et compétitivité, comme on peut le croire, le lire ou l'entendre dire si aisément aujourd'hui sous la plume ou dans la bouche d'éditocrates patentés. Oui, pour être fidèle à elle-même, la démocratie se doit-elle d'être radicale [308-319, 412-416]. Faute de quoi, la réalité sociale qui fabrique l'individu ne sera jamais un lieu véritable d'émancipation mais celui de la défiance et de la concurrence qui érode les solidarités et dissout les possibilités humaines. Et si pour un lecteur français, autant Dewey pourrait-il apparaître parfois comme assez proche du solidarisme en France d'un Léon Bourgeois (1851-1925), autant il n'a pas, en revanche, grand-chose de commun avec une ingénierie managériale [322-329, 494] qui voudrait non seulement régner en maîtresse souveraine dans le domaine économique mais apparaître, qui plus est et sans vergogne, comme l'idéal même de l'action politique : un management qui ne sait proposer en fait rien d'autre, par la manipulation plus ou moins douce et silencieuse, qu'une caricature d'intégration au service d'intérêts privés. Toujours est-il, plus précisément, qu'une telle politique volontariste suppose une idée claire de l'action et de la force que Dewey distingue évidemment soigneusement de la violence, récusant aussi bien l'idéalisme ou le refus du réel d'un Tolstoï [68, 70, 73] que la violence d'un Trotski [414, 417-423]. Et si ce dernier, souligne l'auteur, pouvait considérer sans ambages que la fin justifie a priori les moyens, ignorant avec superbe ou naïveté que toute fin se définit toujours de droit et en fait par les moyens convoqués pour sa réalisation, la démocratie, quant à elle, ne doit jamais l'oublier.

À l'articulation de la philosophie et de la politique se trouve inévitablement la question de l'éducation. Un terme qui dans la cadre de l'oeuvre de Dewey doit être entendue dans un sens très large. Ce n'est pas seulement l'école qui relève de son champ d'action mais tout intérêt social appelé à être organisé et contrôlé, y compris encore l'industrie elle-même [406], dès lors que l'on prend acte de ses effets moraux, intellectuels, émotionnels sur l'employé comme sur l'employeur. Une éducation responsable qui se soucierait d'obvier aussi bien à l'oubli, l'ignorance du réel par l'enfant (l'enfant capricieux ou gâté), qu'à l'écrasement de celui-ci par ce même réel, en faisant fi des conditions sociales et économiques d'une liberté concrète [239-240] ; le programme n'est rien de moins que des plus ambitieux, certes.

Tant et si bien que le système éducatif, pour Dewey, n'est pas là pour susciter uniquement chez les élèves l'esprit des affaires ou encourager une immaturité consumériste [333-336, 376-378]. Il est même illogique et absurde d'imaginer que l'on puisse développer, sur le plan institutionnel, l'esprit démocratique dans une société, au travers d'un système éducatif qui en serait peut-être l'exact contraire, incapable de confiance à l'endroit de l'expérience, de l'expertise, de l'engagement des enseignants, et préférant de beaucoup en faire le théâtre ou les délices d'une singulière bureaucratie tout juste capable de démotiver ces mêmes enseignants [407-408] à force de prétendre mieux les contrôler. Et dit ainsi, nul doute que de nombreux professeurs d'aujourd'hui, dans les collèges ou les lycées français, auront l'impression, à la lecture de ces pages et de ces mises en garde, de n'être que trop, malheureusement en terrain de connaissance.

Quelques remarques encore. Certains lecteurs pourront considérer, avec raison parfois, que la thématique pragmatique de Dewey devrait être soumise à la même aune que celle qu'il applique aux autres doctrines. Car, positive pour nous délivrer d'approches dogmatiques ou d'idées fossilisées, elle n'en recèle pas moins en elles-mêmes, en effet, ses abstractions et ses flous. Qu'il s'agisse des règles de l'enquête, de l'idée d'épanouissement de l'individualité, de celle de jugement par les conséquences : aussi suggestifs qu'en soient les essais de clarification, ceux-ci ne laissent pas d'être beaucoup moins évidents que l'auteur le croit sans doute, et pourraient même finir par n'être plus chez des épigones moins percutants, qu'un pâle prétexte à incantations plus ou moins filandreuses. C'est qu'à prétendre vouloir dédaigner les charmes soi-disant frelatés de l'essentialisme, on s'expose aisément à un hors-sol conceptuel trop aisément réceptif aux lieux communs du moment. L'idée d'''épanouissement'' pour exemple, pourrait bien receler, pour peu que l'opinion ou la sensibilité publique, une certaine psychologie et un pouvoir économique intrusif s'associent, des prétentions normatives aussi coercitives qu'une bonne vieille définition de l'humain.

D'autres lecteurs prendront connaissance avec un certain étonnement sourcilleux de la continuité que l'auteur, dans un texte de 1942, le dernier du recueil, semble bien vouloir établir entre l'idéalisme allemand et le fanatisme d'un Hitler, celui-ci sachant, avec le génie de l'opportunisme qui fut le sien, jouer si bien des émotions toujours ''structurellement totalitaires'' d'un peuple [486] et se montrer surtout si parfaitement en phase avec la spécificité de la culture et de l'éducation germaniques. ''Hitler pourrait donc prétendre être celui qui va exécuter la mission annoncée par Hegel'', peut-on lire à la page 493.

Et d'autres encore, enfin, s'intéresseront de très près à ce qu'il s'efforce de définir comme le propre ou l'idéal de l'esprit américain ; à savoir une culture délivrée de sa gangrène par l'esprit mercantile, épargnée par le fétichisme de l'État [145, 166, 340-351], maîtrisant pleinement, au service de l'humain, les sciences les plus diverses et les techniques les plus innovantes. Moyennant quoi, cet esprit permettrait enfin d'associer l'idée d'américanisation, non plus avec celle de barbarie consumériste et ne célébrant que trop un ''rugged individualism'' [270-290], mais bien au contraire avec celle sachant ''faire du matériel un instrument actif de la création de la vie des idées et de l'art'' [333]. L'Amérique a bien pour mission d'inventer et de proposer en exemple aux autres nations une version haute de la démocratie [150-156]. Un bel enthousiasme qui n'est sans doute pas sans lien avec la présentation tout de même un tantinet hagiographique de la vie et du personnage que fut Thomas Jefferson, proposée vers la fin du volume [432-458].

Si les articles peuvent apparaître par quelques côtés ''datés'', il n'en reste pas moins que le lecteur même pressé pourra acquérir en les parcourant la conviction que le libéralisme politique mérite beaucoup mieux que la vulgate simpliste et plus ou mois cynique qu'en proposent ceux qui, aujourd'hui, attifés sans vergogne des habits de lumière de la lucidité courageuse, prétendent se réclamer de ses évidences. De même la démocratie ne saurait-elle se laisser accaparer par des incantations fantasmatiques sur la glorieuse verticalité du pouvoir ou même se dissoudre dans les mantras émollients d'une prétendue bienveillance. Elle se doit de travailler à l'élaboration tenace et continuée d'une société aussi dynamique et réellement inclusive que respectueuse de l'individualité, refusant de s'incliner aussi bien devant des représentations obsolètes de la liberté et de l'individu que devant le tabernacle de certaines soi-disant nécessités de l'économie [400]. Oui, il est urgent de découvrir ou de redécouvrir la pensée politique de John Dewey.

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