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Sylvie Laurent, Martin Luther King : une biographie intellectuelle et politique (Paris : Seuil, 2015). 21€, 384 pages, ISBN : 978-2-02-116621-7 — Anne-Claire Lévy , Université Paris 11-Sud.

Martin Luther King est sans doute un des hommes les plus célèbres et célébrés de la nation américaine. En octobre 2011, inauguré par le Président Barack Obama, le Martin Luther King, Jr. National Memorial fait du pasteur et intellectuel militant, le premier noir honoré par un mémorial sur le National Mall, l’esplanade située au cœur de Washington, D.C.

Au moment des 50 ans de la marche de Selma dans l’Alabama et du droit de vote sans restriction accordé aux Noirs, au moment de la sortie du film d’Ava DuVernay, Selma, et de la publication du rapport du ministère américain de la Justice relevant les multiples violations des droits des Noirs par la police de Ferguson, l’ouvrage de l’historienne et américaniste Sylvie Laurent a une résonnance toute particulière.

Que sait-on de King ? Qu’a-t-on retenu de lui ? Son combat pour la reconnaissance des droits des Noirs américains, son rêve, devenu discours, devenu le « texte canonique de la geste américaine » [7], sa posture, la non-violence, ses appels à l’égalité, à la fraternité, à l’amour, l’amour du prochain, l’amour de nation, et enfin son assassinat en avril 1968 par un ségrégationniste blanc.

Enseignante à Sciences Po et chercheuse associée à Harvard et Stanford aux Etats-Unis, l’auteur reconsidère le combat, l’héritage et l’empreinte de Martin Luther King à l’aune de sa radicalité et de son profond amour pour la justice sociale, au-delà des concepts de race et de classe.

Contre toute forme de « censure mémorielle » [9], Sylvie Laurent a brillamment réussi à s’écarter de l’analyse commune de l’œuvre de King, celle qui fait de sa vie un « conte pour enfants, la chronique d’une rédemption nationale » [321], celle qui le prive de ses « griffes » [9], celle qui le « fossilis[e] en icône de la communion nationale » [14] et propose une lecture qui s’attache davantage à la vérité historique : King était un intellectuel dissident, un révolutionnaire, un théoricien de l’insurrection et de la justice sociale [18].

Pour Sylvie Laurent, les panégyristes et les idéologues ont affadi et de facto affaibli l’œuvre tout entière de Martin Luther King ; elle lui rend justice ici. A travers cette biographie qui est loin d’être consensuelle, aseptisée ou hagiographique, le lecteur est habilement et subtilement conduit à redécouvrir l’ensemble de la tradition de la dissidence américaine et de la démocratie radicale.

Profondément influencé par Thoreau, Gandhi, Marx et Fanon, l’amour et la fraternité entre les êtres ne constituait qu’une partie du discours du pasteur baptiste ; véritable chrétien révolutionnaire, héritier de l’évangélisme social, il appelait à une réforme profonde de la société américaine. Cette refonte du pays était pour lui la condition sine qua non de la concrétisation de son rêve de 1963. Il prônait la fin du racisme, de la pauvreté, du militarisme, la fin de l’impérialisme américain et du capitalisme outrancier qui faisait vénérer la réussite sociale. Pour lui, la nation américaine devait se purger de ces maux inextricablement liés et interdépendants qui la rongeaient si elle voulait pouvoir terminer sa révolution de 1776, restée inachevée, et mettre en application ses idéaux fondateurs d’égalité et de liberté.

Contrairement à Malcom X, King refusait d’utiliser la violence pour se faire entendre mais il était bien loin d’être un idéaliste naïf. Sa non-violence n’était pas un irénisme mais une véritable stratégie, une action politique. Sylvie Laurent montre que King et Malcom X ont tous les deux avancé de façon dialectique. Il a fallu à l’Amérique l’image du mauvais Noir, de l’hérétique, Malcom X, pour faire davantage ressortir celle du bon Noir, le pasteur chrétien Martin Luther King. « Malcom est subversif parce qu’il rejette la vision blanche de l’égalité et en redéfinit les termes. King est séditieux parce qu’il veut transcender le paradoxe en universalisant la définition d’égalité américaine. » [221]

Martin Luther King n’était pas non plus un séparatiste. Comme Aimé Césaire, il voulait l’universalisation du combat des opprimés mais reconnaissait que les Noirs, anciennement esclaves et toujours sous les fers de l’injustice constituaient la métonymie de tous les opprimés et les sentinelles de l’oppression sociale.

Sylvie Laurent souligne que la dialectique de King était bien plus marxiste que ce que l’on veut bien admettre. Pour lui, les opprimés devaient être les catalyseurs et les acteurs de leur émancipation et de leur libération. C’était par la praxis révolutionnaire que l’on pouvait se libérer de ses chaînes, en manifestant, en désobéissant.

Un an après avoir exposé son rêve, en octobre 1964, Martin Luther King reçut le Prix Nobel de la paix. Quelques mois auparavant, le président Lyndon Johnson, « plus engagé dans la cause de Noirs qu’aucun de ses prédécesseurs » [207] avait signé le Civil Rights Act qui déclara illégale la discrimination reposant sur la race, la couleur, la religion ou le sexe.

La fin de la vie du pasteur fut difficile, entre fatigue et mélancolie ; porté au pinacle en 1964, Martin Luther King est mort critiqué, menacé, isolé, mis à l’écart. A partir de 1965, il commença à exprimer des doutes sur le rôle des Etats-Unis dans la guerre du Viêt Nam. Peu de temps avant sa mort en 1968, il dévoila son ultime projet : la « Campagne des pauvres », qui visait à réclamer au gouvernement une politique résolue de répartition des richesses. Il ne pourra assister au point d’orgue de son militantisme, la marche des pauvres du pays — bien moins médiatisée que celle de 1963 — sur Washington. C’est Lyndon Johnson qui rendra à King son ultime hommage en parachevant le Civil Rights Act de 1964, en faisant voter une loi contre la discrimination au logement, le Fair Housing Act.

Sylvie Laurent souligne que les lois finalement votées par Johnson ne sont pas le fruit d’un seul homme mais bel et bien du mouvement et de la mobilisation de toute sa génération et de plusieurs générations passées. Elle permet à son lecteur de réaliser notamment l’importance des prédécesseurs de King, socialistes et communistes, ainsi que le rôle clé joué par les dissidents du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), sans lesquels il n’y aurait pas eu de révolution.

Ouvrage très bien ficelé et extrêmement bien documenté, Martin Luther King : une biographie intellectuelle et politique appuie sur la nécessité et l’impérativité de l’émancipation de tous les opprimés, de la lutte contre les inégalités et rappelle que « la démocratie réelle, égalitaire et sociale réclamée par King est toujours un projet lointain, sans doute inatteignable, et [que] l’élection d’un président noir, preuve du chemin parcouru, ne modère en rien le constat de l’ampleur de la route qu’il reste à parcourir. » [322] Au-delà de la question américaine, au-delà de la question noire, il ressort de cet ouvrage que notre société doit, même dans un contexte postcolonial, continuer de réfléchir aux moyens et aux méthodes les plus à même d’atteindre la justice sociale.

© 2015 Anne-Claire Lévy & GRAAT On-Line