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Yascha Mounk - La grande expérience. Les démocraties à l'épreuve de la diversité, (traduit de l'anglais (États-Unis) par Benjamin Peylet, Paris : Les Éditions de l'Observatoire / Humensis, 2022). 22 euros, 432 pages, ISBN : 979-10-329-1645-2 - Bruno Hueber, Université de Tours.

Célèbre essayiste, sachant décliner avec brio tous les topoï plus ou moins dramatiques ou dramatisés de la modernité démocratique, voici donc, après celui de 2018 (Le peuple contre la démocratie), ce nouvel opus de Yascha Mounk, enseignant à la John-Hopkins University, intitulé : La grande expérience. Les démocraties à l'épreuve de la diversité. Celui-ci traite ainsi d'un phénomène déjà bien connu, et qui scande le devenir inévitable ou irrésistible des démocraties modernes : le mélange des religions, des races, des nations voire des langues, au sein de la même entité politique. Un nouveau défi, après celui du populisme, et auquel l'auteur applique le même traitement. Un constat qui se veut évident et informé : quelques statistiques donc, quelques exemples concrets, au bord de la confidence, la désignation accusatrice des adversaires par des termes qui ne sont jamais sérieusement justifiés et l'inévitable conclusion constructive, ourlée d'envolées programmatiques, affichant l'optimisme raisonnable de ceux qui ont compris le phénomène, regardent le défi dans les yeux, « proposent », tout en échappant, comme de bien entendu, aux soi-disant « simplismes » ou réductionnismes douteux du moment. Un livre inclusif donc, parfaitement dans l'atmosphère intellectuelle de notre temps, de par son objet comme de par sa rhétorique. Regardons-y tout de même d'un peu plus près.

L'ironie, dont l'auteur fait son miel dans l'Introduction, est que l'on ait pu, ou voulu, en Allemagne, se méprendre sur le sens du titre The Great Experiment. Cette dite grande expérimentation aurait alors signifié, aux yeux de certains réseaux sociaux extrémistes, ni plus ni moins que la mise en place délibérée du fameux Grand Remplacement. Non, il s'agit bien sûr, pour Mounk, d'évoquer cette grande expérience ou expérimentation que connaissent en fait les sociétés modernes, sans bien sûr le vouloir sciemment : celle de la diversité, culturelle et ethnique. Pour les sociétés mono-culturelles ou homogènes, l'heure du glas a sonné. Les bouleversements démographiques, à l'intérieur de celles-ci, sont bien là, et parfois se développent à une vitesse étonnante. Ainsi, pour exemple frappant, de la Suède qui voit désormais un habitant sur cinq être d'origine étrangère [16].

Cela étant, est-il loisible de distinguer plusieurs types de sociétés ? Y aurait-il ainsi des sociétés accueillantes, cela pour différentes raisons, certes : par générosité, au regard des critères de leurs lois (Danemark ou Suède), de par leur recherche d'une main d'œuvre non qualifiée (Allemagne, Suisse), ou consécutivement à l'effondrement de leur empire (France et Royaume Uni) ? En revanche, d'autres le seraient beaucoup moins, à l'instar des États-Unis, et cela en dépit de leur origine ou du grand récit dans lequel elles peuvent se complaire [17-18]. Diversité ethnique, bouleversement démographique, rebattant les cartes de le représentation respective des groupes dans les sphères du pouvoir, voici, au cœur des démocraties, les vecteurs de bien redoutables problèmes que l'auteur veut mettre en musique. Quel groupe sera plus nombreux que les autres, au point de damer le pion à celui qui jusqu'à présent monopolisait et contrôlait les décisions collectives ? Et comment faire en sorte, qu'une fois sorti du melting pot, les démocraties ne succombent pas à un délitement face auquel les institutions seraient vaines et dérisoires ? Rendus alors à ce constat d'une inexorable diversité culturelle et ethnique, couplée à une dynamique démographie propre à chaque groupe, suscitant frustrations, tensions, alimentant les inquiétudes ou les paniques tramées d'incompréhensions ou de préjugés, pourrait-on donc alors effectivement s'inquiéter à bon droit.

Toujours est-il que dans un premier temps notre auteur se fait fort de dénoncer les « pessimistes » : des personnes « nostalgiques » d'une prétendue homogénéité culturelle dissimulant vaille que vaille la réalité d'une majorité ethnique, culturelle ou raciale, se maintenant au pouvoir sans discontinuer. C'est ce majoritarisme ethnique qui, désormais déstabilisé, alimente alors, selon lui, les mouvements populistes dits d'extrême droite, appellation sans aucun doute aussi vague que réductrice et accusatrice. N'a-t-on pas vu ainsi, en France, par exemple, lors de la séquence dite des « Gilets Jaunes », se développer à l'endroit de ceux-ci, de la part des commentateurs et bien sûr des « analystes » de la vie politique française, des accusations d'extrême-droitisme totalement excessives, avant de devoir s'apercevoir qu'il y avait là aussi, malgré tout, du grain à moudre, médiatiquement parlant, sur le thème des crises sociétales, et bien davantage encore, sous condition d'un minimum d'honnêteté intellectuelle, que la palette des sensibilités en ce mouvement, était sans doute beaucoup plus riche et complexe, pour le coup, que la composition et l'orientation idéologique des forces de l'ordre qui avaient pour mission explicite de réprimer comme l'on sait ces mouvements.

Bref, Mounk choisit donc, une fois les précautions d'usage énoncées, de mettre dans le même sac Donald Trump, Marine Le Pen, Viktor Orban, Jair Bolsonaro, Narendra Moi et Recep Taygip Erdogan [24]. Voilà la cause entendue, à laquelle l'auteur, du moins la lecture française du Peuple contre la Démocratie, nous aura habitués. Les gens raisonnables, bref les progressistes, de même qu'ils seraient les remparts contre les passions, les ignorances de la foule et les infâmes démagogues, sauraient assumer les défis de la diversité culturelle, ou plutôt de ce qui est désigné comme telle. Oui, eux sauraient se féliciter de la richesse qu'elle ne peut que représenter en elle-même, tandis que les autres, crispés, accrochés à une vision fantasmée d'un passé, passerait à côté du sens de l'histoire.

C'est là une caractéristique typique de ce type d'ouvrage. À aucun moment, Mounk, fort du paradigme de la doxa libérale, forcément émancipatrice, comme chacun sait, ne se demandera ce qu'il faut sérieusement entendre par l'objet ou le terme « culture », en combien de sens très sensiblement différents il est possible de l'appréhender, ce qu'il en est de la prétendue diversité culturelle, comme ce qu'il en serait du sens véritable de la prétendue capacité et volonté inclusive d'un certain libéralisme. Avec une telle absence de réflexivité, le récit de circonstance, ou plutôt le scénario peut suivre son petit bonhomme de chemin, d'un pessimisme dénoncé à un optimisme (ou du moins à un volontarisme où le déploiement d'une force de proposition) digne d'un meeting de campagne électorale, ou d'une publication d'un think tank doté de très puissants et généreux « partenaires financiers », tenant lieu de conclusion roborative.

Cela étant, les populistes ne sont pas les seuls à être critiqués. Encore faut-il montrer du doigt, cette fois « à gauche », les pessimistes radicaux, telle l'auteure Heidi Schrek, tous ceux qui surlignent à l'envi les clivages réels et irréductibles qui structurent jusqu'à l'incompréhension, ou plutôt délitent nos sociétés, dès lors que l'on veuille sortir des récits édifiants. Non, la société n'aurait toujours été qu'inégalitaire et exclusive, simulant une fade, condescendante, et illusoire ouverture culturelle des uns à l'endroit des autres. Elle n'aura jamais été rien d'autre que le pouvoir d'un groupe qui se pensait majoritaire pour toujours, et au demeurant la Constitution américaine elle-même n'était que le masque de cette réalité-ci [25]. Faire face ainsi aux dérapages du « wokisme » dénonçant les cécités trop « faciles » d'un groupe dominant, doublées de prétentions injurieuses à une «appropriation culturelle », voilà donc le second combat de Mounk.

Car, à l'encontre de ces autres idéologues pessimistes, ce que veut montrer l'auteur, c'est bien que les réalités, les statuts, les représentations (des immigrants, de la diversité elle-même) évoluent, et peuvent évoluer dans le bon sens. Bref, s'il y a des problèmes véritables, nourrissant une radicalité certaine aussi regrettable que sans issue, y a-t-il aussi des indicateurs qui doivent inciter à un optimisme raisonnable ? Il y a des propositions modestes et constructives à épeler, et nous pourrons refermer ainsi ce volume en poussant un soupir de soulagement. Les démocraties libérales échapperont à la guerre de tranchées de la diversité culturelle ou ethnique, en répudiant l'idée ou la possibilité schizophrénique d'une véritable incommunicabilité. Ainsi, le petit frisson d'un communautarisme agressif pourra se résorber dans le happy end du jingle de fin de ces débats auxquels Mounk est habitué. La grande expérience peut et va réussir, surtout si des intellectuels pro-actifs s'en font les moniteurs éclairés. Tout le brouillard des inquiétudes identitaires, du besoin d'appartenance dans un monde où la reconnaissance ne va plus de soi, toutes les inquiétudes face à une possible illusion pour ce qui est des conditions et de la possibilité de la compréhension entre mondes différents, tout cela doit disparaître sous la douce lumière pastel de l'interaction bienveillante, festonnée par le sentiment d'une identité moderne du sujet, à l'intersection d'une pluralité de groupes qu'il choisit de droit, avec distinction, en fonction de son parcours de vie.

En dépit de cette pauvreté d'analyse, revenons tout de même sur les ingrédients du frisson de départ, avec lesquels les pessimistes hargneux et défaitistes de service ou les « populistes autoritaires » abreuveraient leurs discours péremptoires. Oui, le reconnaît-il, les sociétés multiethniques, peuvent mal tourner. À charge pour le preux, généreux et scintillant libéralisme, de les sauver de cette impéritie obscurantiste et identitaire.

Bien sûr, répétons-le, on peut légitiment apprécier, ceteris paribus, à petite dose, le style de Mounk, son talent à inscrire entre ses poncifs des souvenirs d'enfance, pour mieux délivrer ses leçons de vie et de philosophie politique. Si sa mère souffre ainsi d'ochlophobie, si elle a peur de la foule, nous dit-il en aparté, c'est sans doute, qu'elle a de bonnes raisons, sans avoir lu Gustave le Bon, pour cela. N'a-t-elle pas vu une grande partie de sa famille périr dans l'holocauste généré par le délire des masses tétanisées par la parole d'un seul ? Qui songerait, d'ailleurs, à nier qu'une certaine grégarité peut engendrer une terrifiante alchimie de la peur, de la violence et des passions les plus basses ? De même qu'elle peut être aussi, Mounk sait à sa façon dire « en même temps », l'ingrédient des fêtes les plus innocentes, et surtout l'élément qui permet cette coopération dont l'homme peut s'enorgueillir : permettre, qui un alunissage sur la Lune, ou mieux encore, penseront certains, qui l'existence d'un orchestre réunissant des individualités issues des horizons les plus divers [37-41].

Il n'en reste pas moins que la cohésion d'un groupe peut se nourrir d'une discrimination forte à l'endroit des autres groupes, et qui peut aller d'un manque flagrant d'empathie à une agressivité pure et simple, ainsi que le notait Henri Tajfel (1919-1982) : chaque société ayant une fâcheuse et inexorable tendance à se replier sur son « récit originel » [43-49], prête par exemple à stigmatiser un individu pour une goutte de trop de sang de noir (one-drop rule), et quelle que soit, au demeurant, la couleur visible de sa peau [53].

S'il faut prendre garde d'hypostasier, génétiquement, la race, en est-il de même pour ce qui est de l'ethnie ? Mais le plus intéressant, le comprend-on aisément, est de voir comment et pourquoi précisément des ethnies différentes peuvent coexister pacifiquement ou de façon conflictuelle. Là, l'auteur pourrait commencer à nous intéresser. En comparant de près les rapports entre ethnies Chewas et Tumbunkas, selon que nous soyons au Malawi ou en Zambie, on comprend que la conflictualité larvée peut naître d'une situation de concurrence aigüe ou non pour ce qui est de l'accès au pouvoir [56-60]. Un exemple clair qui laisse entendre donc que le développement ou réduction de la conflictualité dépend éminemment des circonstances, du contexte, et en aucun cas d'une fatalité quelconque. Mais ce n'était qu'un exemple, sans rien d'approfondi, ni de sérieusement démonstratif. Un exemple, comme un journaliste d'opinion aime à étayer l'idée directrice a priori de son propos.

Mis en forme, dans le chapitre 2 [68-108], les échecs des sociétés multi-ethniques apparaissent comme pouvant s'exprimer de trois façons différentes : l'anarchie, la domination et la fragmentation. Voici tout d'abord donc l'anarchie violente, dont il veut faire de Hobbes (1588-1679) le théoricien emblématique. Pour reprendre les travaux de S. Pinker [71], doit-on dire en tout état de cause que l'État moderne a su nous délivrer de la bellicosité endémique supposée des peuples préhistoriques ou nomades ? Aussi difficile que soit de trancher cette question qui hante les travaux de toute une tradition bien vivante des plus désireux de remettre en cause le grand récit étatiste (Pierre Clastres, David Graeber, Marshall Sahlins, Jean Briggs, J. C. Scott), ce qui appert est bien tout de même que le danger actuel ne serait pas tant, pour Mounk, celui d'une guerre de chacun contre chacun, que la lutte entre factions rivales, qu'il désigne par le terme d' « anarchie structurée », et dont l'Afghanistan serait un bien triste exemple [72-78].

La domination est une autre possibilité, sur laquelle il n'est pas nécessaire de s'arrêter. La figure d'Anthony Burns (1834-1862), esclave fugitif, repris, pour enfin être racheté par un comité abolitionniste, figure emblématique de la violence de l'esclavage aux États-Unis, suffit amplement à illustrer ce qu'il en est de la violence qui peut présider à la gestion de la diversité au sein de sociétés dites démocratiques. L'auteur donne encore d'autres exemples de cette « domination forte » au Canada, en Australie, au Brésil, avant de revenir aux États-Unis pour pointer la spoliation et l'extermination dont les Amérindiens firent l'objet [78-82].

Par le terme de fragmentation, Mounk désigne un dernier destin possible, n'en déplaise à l'optimisme d'un Arend Lijphart et à son « consociationalisme » (démocratie de « concordance ») croyant, en se fondant sur l'exemple des Pays-Bas, que le partage du pouvoir entre les différentes communautés pouvait être de droit la solution miracle [94-108]. Or, ainsi que le note Mounk, et le point est effectivement décisif, ce partage du pouvoir ne laisse pas de se faire trop souvent au détriment de la capacité de chaque citoyen de ne pas se voir priver de la liberté de choisir son destin par la communauté à laquelle il est dit appartenir.

Le chapitre suivant [109-127] insiste alors sur les conditions de maintien de la paix dans ces sociétés multiethniques. Ce qui ne va pas de soi, vu les rivalités religieuses -- ou du moins ce que l'on désigne ainsi, tant est-il difficile de distinguer dans la religion ce qui ne relève que d'elle-même de ce qui est lié à une réalité économique ou politique, voire à un projet tout bonnement criminel. Retenons simplement l'exemple du 6 décembre 1992 et les jours qui suivirent en Inde, où les affrontements entre Musulmans et Hindous, firent plus de deux mille victimes. En l'espèce, l'œuvre de Gordon W. Allport (1897-1967), établissant plusieurs critères [111-116], devrait pouvoir en revanche nous servir de référence : statut égal, buts communs, coopération, soutien des autorités et des coutumes. Sans être la panacée, ces critères peuvent-ils du moins dessiner un programme de lutte contre les préjugés haineux ou de défiances relativement satisfaisants. Les ligues de bowling et les chorales d'amateurs, bien que modestes, ne sont pas sans effet. Contact intergroupes et « capital social transversal », s'ils ne sont pas donnés, peuvent être des vecteurs décisifs pour éviter une fragmentation engendrée par la défiance, la haine, sans peut-être pour cela être suffisants pour donner le sentiment d'une destinée partagée. C'est là un point d'importance. Une société ne saurait (et on saura gré à l'auteur de le souligner) se réduire à une simple coexistence, à un simple archipel de communautés différentes.

L'ouvrage, après la première partie qui pointait les diverses formes de dérapages de société multi-ethniques, s'interroge sur l'avenir souhaitable des démocraties multiethniques et la pertinence de certains vecteurs de remédiation.

Et d'abord, qu'en est-il de l'État [129-155] ? La position de Mounk a le mérite de la clarté. Et c'est bien le seul, peut-être. Une société moderne, aussi diverse qu'elle soit, une saurait substituer la communauté ou l'association à l'individu comme entité de base. L'État libéral, pour autant qu'il sache encore qui il est, n'a vocation ni à céder à ceux qui contestent son autorité au nom des normes des communautés ethniques ou religieuses (Chandran Kukathas), ni à ceux qui voudraient lui voir trouver une solution aussi radicale que brutale à cette diversité dans la promotion d'une culture nationale (Viktor Orban) [133-134]. L'individu doit pouvoir se savoir ainsi tout aussi bien à l'abri de la persécution, de l'intolérance de sa communauté d'appartenance, de sa « cage de normes » de celle-ci [70, 142-144, 150-155] que de la persécution d'un État faisant fi d'élections régulières, de la séparation des pouvoirs, ainsi que des droits individuels liés à une sphère privée. L'oppression identitaire et communautariste ne vaut pas mieux que celle de l'État autoritaire.

Ce qui ne doit pas interdire, en revanche, à cet État libéral, tout au contraire, de promouvoir une idée de patriotisme qui fasse sens, c'est-à-dire capable de créer réellement du lien entre et par-delà les adhésions plus particulières. Patriotisme civique et patriotisme culturel du quotidien [174-183] contre nationalisme suspicieux, voire haineux, nous sommes bien là dans des problématiques classiques de la philosophie politique moderne. Et le nom de J. Habermas était attendu [170]. Proposition aussi généreuse que douteuse, tant on peut voir en France ce qu'il en est, sur le fond, de l'incantation politicienne à ce type de patriotisme par un pouvoir prétendant faire pièce ainsi à la violence économique, sociale et symbolique, qu'il n'a de cesse en amont d'accentuer par sa parole et sa gouvernance.

Tout cela pour dire que penser la diversité culturelle avec pertinence, sans perdre de vue les valeurs de l'État libéral, ni le souci de l'unité et d'un projet commun, suppose une métaphore adéquate qui ne saurait être ni celle du melting pot, ni celle du salad bowl, ni même celle de la mosaïque [187-197]. À ces métaphores culinaires ou artistiques, Mounk préfère celle de Prospect Park, du nom de ce parc, à New-York où il aimait à se promener et où il pouvait constater combien différentes communautés pouvaient coexister heureusement et avec courtoisie [200-206], un parc ouvert à tous, qui propose de nombreuses activités et qui favorise les rencontres... Un parc qui serait une culture se nourrissant de toute la richesse de ses sous-cultures respectueuses les unes des autres. Un idéal, une métaphore ou une carte postale ? Le lecteur décidera.

Et le chapitre 7 [207-236] repose la question : « Pouvons-nous construire une vie sainement partagée ? » Si nous laissons de côté le mot « sainement », qui en sociologie et plus encore en politique, ou dans l'ordre culturel plus généralement encore peut poser problème, de quoi s'agit-il ? Ni plus ni moins que d'en découdre, derechef, contre les complotistes, les populistes, et les « wokistes », les nostalgiques d'un retour en arrière, ceux qui refusent le changement, ceux qui s'accrochent à un roman national, ceux qui refusent de croire à une compréhension interculturelle ou dénoncent « l'appropriation culturelle ». Mounk a trouvé ses ennemis, lui le tenant du raisonnable et du responsable, et il en a besoin, au demeurant, pour masquer, en pointant leur dangerosité ou stérilité, sa propre vacuité. Et de nouveau, l'antienne se fait entendre. À l'instar du personnage de Shylock du Marchand de Venise de Shakespeare auquel il fait référence, et faisant appel aussi bien à des études scientifiques qu'il faudrait tout de même regarder de plus près [221-222], Mounk réaffirme jusqu'à plus soif son credo édifiant en soulignant la capacité de l'art de nous ouvrir à ce que nous appellerons ici un universel existentiel.

Toujours est-il que nous assistons alors à une montée en puissance vers le lyrisme de de l'empathie et de la «solidarité sincère » [228-236], de l'influence culturelle réciproque, un enthousiasme serein digne de la prose des rédacteurs d'un rapport de l'UNESCO sur la richesse de la diversité des cultures et du patrimoine mondial, parfaitement compatible au demeurant avec les logiciels de la Banque mondiale ou du FMI.

Ce n'est cependant pas sans une certaine prudente auto-ironie que la troisième et dernière partie [305-306] prétend en finir avec les affres plus ou moins confortables du défaitisme, quitte à donner à penser que le discours politico-moralisateur, a encore de beaux jours devant lui. Loin s'en faut, en effet.

Et de rappeler encore combien les problèmes de la minorité, de l'instruction et de l'employabilité, de l'intégration sont susceptibles de trouver des solutions, démentant des visions trop inquiètes d'un Thilo Sarrazin en Allemagne ou Huntington en son temps pour les États-Unis [251], ou de ceux qui refusent ouvertement la grande expérience (Anne Coulter aux États-Unis, Éric Zemmour en France, ou Ko Bunyu au Japon) [258]. Oui, les mentalités évoluent, les majorités voient leur représentation de l'autre s'ouvrir, les nouveaux s'intègrent aisément et veulent s'intégrer. Tenons-en pour preuve le fait que le salaire médian d'une femme asiatique aux États-Unis est plus élevé que le salaire médian d'un homme blanc [288]. Ce qui ne signifie pas que la majorité blanche devrait par exemple nécessairement disparaître prochainement aux États-Unis [278]. La démographie n'est pas un destin.

Fort de ce premier élan, Mounk ne se contente pas d'insister sur l'importance d'institutions efficaces et bienveillantes ; il veut souligner tout autant, et tant pis pour les adeptes de la frugalité heureuse ou de la décroissance, l'importance cruciale du maintien d'une dynamique économique qui serait un élément clef de la lutte contre les tensions interethniques [308-315].

Politique inclusive, prospérité et taux de croissance, ce devenir positif est aussi le fait et la responsabilité de chacun : on s'en serait douté. Et nous sommes là encore rendus à une éthique des « millions de petits choix individuels » [337] avant de finir par l'aveu de sa prédilection pour le chanteur Manu Chao [348-351] et son apologie de la « patchanka », un patchwork optimiste de genres musicaux.

On aura sans doute compris que tout le propos de Mounk fonctionne ainsi à l'intérieur d'un paradigme qui fait de ce que l'on désigne comme « culture » une réalité parfaitement objectivable et objectivée, un objet devant lequel le sujet moderne se tient, comme devant une gondole de produits laitiers, ou s'en réclame comme une mère nourricière à même de lui donner un semblant de confiance en lui, à moins qu'il ne s'agisse d'une divinité que l'on se plait à servir jusqu'au sacrifice de soi.

Car pour que ce petit essai cousu de fil blanc soit autre chose que ce qu'il est, un déroulé sans surprise du discours édifiant d'un universitaire distingué sur les malaises des sociétés modernes, trois questions auraient effectivement mérité au moins d'être clairement abordées et approfondies.

Premièrement, y a-t-il une véritable diversité culturelle, et non pas simplement une différence d'objets (religion, recettes de cuisines, ou paysages, par exemple), renvoyant à une même intentionnalité et représentation du sujet : un individu libre choisissant ses engagements et ces valeurs, entrepreneur de lui-même ?

En second lieu, si la différence culturelle se joue effectivement avant tout au niveau de l'intentionnalité du sujet, de sa façon de se rapporter à la culture, s'agit-il là d'y chercher une simple jouissance esthétique dans le cadre du chatoiement d'objets aussi divers que dits « authentiques », en se satisfaisant d'un relativisme de principe ? S'agit-il du sentiment plus ou moins immédiat d'une appartenance profonde qui vous sauve d'un sentiment de déliquescence ou d'inexistence. S'agit-il enfin d'une ouverture à la transcendance ? Exotisme chic et choc, esthétisme des upper classes pour la différence, besoin pour d'autres classes, plus malmenées par telle ou telle politique économique, d'inclusion dans un groupe, exigence de sacré pour tout un chacun : ce sont ces différences-là dans le rapport à l'objet « culture » qui sont décisives.

Enfin, quels sont les vecteurs qui métamorphosent ces différentes intentionnalités (certaines plus que d'autres) en indifférence, curiosité ou agressivité à l'endroit des autres « cultures » ? L'économie, par exemple, donc, la culture ? Soit, mais nos sociétés et leurs pouvoirs sont-ils prêts à en payer le prix, et éventuellement à changer leurs programmes économiques ou leur politique éducative pour cela, et de façon efficace, par-delà quelques grands slogans ? Nos sociétés et leurs gouvernements, en sont-ils véritablement capables, dès lors que l'on pense au redoutable constat de l'historien W. Scheidel et de son Histoire des inégalités (2021), soulignant combien seuls les phénomènes de violence extrême (les « cavaliers de l'apocalypse », guerre, pandémie, etc.) pourraient parvenir en fait à réduire les inégalités, fût-ce au sein des démocraties elles-mêmes ?

Il n'y a dans cet essai de Mounk, non pas même des pistes, mais simplement de petites accroches qui ne sont là qu'en illustration et caution du discours autorisé et de ses prescriptions convenues et peu dérangeantes. C'est qu'aller au-delà aurait demandé un tout autre propos. Un propos qui au lieu de décliner avec facilité la petite musique du danger des populismes ou des communautarismes, s'attellerait à la remise en cause de l'univers moral et mental, des pouvoirs et des intérêts concordants, qui creusent les inégalités, dissolvent en revanche les différences véritablement pertinentes, avivent rancœurs, peurs, frustrations et malaises, au point de pousser d'aucuns à ne plus pouvoir trouver ce sens si précieux dont on ne cesse (managers, coachs divers et moralistes de pacotille), de leur rebattre les oreilles, que dans la violence, ou à n'y renoncer définitivement que dans la déshérence la plus sombre. Et cette énième incantation à l'inclusion et de la défense des libertés individuelles peut apparaître, à tout prendre, non pas tant comme l'ouvrage de propositions ou de convictions qu'il prétend être que comme un symptôme édifiant de la pauvreté d'une certaine intellectualité face à la longue crise sociétale et culturelle que nous traversons. Redécouvrons John Dewey pour ce qui serait un libéralisme autre que celui des privilèges sanctuarisés, relisons Hannah Arendt pour ce qui est de l'autorité, de la crise elle-même, ou de la culture et de ce qui peut évider celle-ci de son sens, ou découvrons Martha Nussbaum, si besoin était, pour ce qui est des émotions démocratiques et du sens de l'amour possible, par-delà les différence culturelles ; cela nous apportera un bain de jouvence et d'intelligence sincère, courageuse et véritablement aiguisée.

Bref, un livre facile, avec tous les ingrédients pour ravir journalistes pressés et autres éditorialistes pontifiants, et consonner ainsi avec le prêt-à-penser quelque peu bling-bling de certaines écoles ou départements de sciences politiques. Achetez le livre de ce senior fellow au Council on Foreign Relations, vous le lirez en trois heures, et vous aurez, si vous êtes tout de même un peu lassés des prescriptions susurrées par le CEVIPOV, un petit viatique un tant soit peu plus exotique pour les dîners en ville. Un certain ethos intellectuel donc, un livre pour aujourd'hui, assurément, comme d'aucuns les affectionnent : un « bouquin » que l'on parcourt en opinant du chef. Une bonne chose : le prix est raisonnable. Mais on peut aussi être définitivement lassé de cette littérature, qui pour se contenter de surfer sur l'écume bruyante des phénomènes de nos sociétés modernes, se refuse à en interroger les lames de fond, parfois tout aussi dangereuses ou riches de promesses. Lassés, oui, nous le sommes.

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